Approche ethnométhodologique
de pratiques artistiques et de création
dans l'activité d'artisans

par François Le Douarin

Mémoire de DESS - Ethnométhodologie et informatique
Année scolaire 2002 - 2003

Directeur de mémoire : Éric Gallais Lecteur : Norbert Borgel
Unité fonctionnelle : anthropologie - ethnologie
et sciences des religions
Université Paris VII


SOMMAIRE


LEXIQUE DE CONCEPTS ETHNOMETHODOLOGIQUES


LE CADRE DU PROJET D'ÉTUDE

Le laboratoire EMC, les artisans
        Les pré-conseils technologiques
        Les Maîtres d'art et leurs élèves
Artisanat/création : la problématique s'impose
Parcours personnel
        1976 - 1979 : Arts plastiques Saint-Charles
        1983 - 1996 : Professionnel des arts graphiques

LE TERRAIN

Les délimitations du champ d'étude
        Laboratoire EMC, entretiens, discours
        Les conditions d'approche
L'approche
        Artiste, créatif, créateur… c'est quoi ?
        Repères méthodologiques :
Mise en œuvre des entretiens

ENTRETIENS

Louis Philippe Antunes
        Le cadre des rencontres
        Le parcours de Louis-Philippe Antunes
        Quelques réalisations de Louis-philippe Antunes
        Premier entretien
        Deuxième entretien
Francis Veillero
        Le cadre des rencontres
        Le parcours de l'artisan
        Quelques réalisations de Francis Veillerot
        Premier entretien
        Deuxième entretien
Antoine Leperlier

         Le cadre des rencontres
         Le parcours de l'artiste
         La dernière exposition d'Antoine Leperlier : " L'instant juste avant "
         D'autres créations, plus anciennes
         Aperçu rapide sur la technique de la pâte de verre
         Entretiens
Les Éditions Anakatabase
         Le cadre des rencontres
         Le parcours de François Da Ros
         Quelques réalisations des Éditions Anakatabase
        
Premier entretien
         Deuxième entretien
Bernard Pin
         Le cadre des rencontres
         Le parcours de l'artisan
         Quelques restaurations réalisées par Bernard Pinµ
         Premier Entretien
         Additif au premier entretien

OBSERVATIONS SUR LES ENTRETIENS

Retour sur les conditions de pratique du terrain
Persistance de la problématique " discours/pratiques concrètes "
Importance du facteur temps
Univers partagé entre les artisans et l'enquêteur
Le cas Bernard Pin
Enquêteur et chercheur

ETUDE DES ENTRETIENS

Quelle méthodologie adopter ?
         État de membre
         Définir le territoire de chacun
         Tentative de description cartographique du terrain
Analyse des profils
         Louis-Philippe Antunes
         Francis Veillerot
         Antoine Leperlier
         Les Éditions Anakatabase
         Bernard Pin
Cartographie du terrain
         Conquêtes des territoires
         Tentative de délimitations des espaces internes du terrain
         Balisage et repères

CONCLUSIONS

(...)

Les Éditions Anakatabase

Le cadre des rencontres

Ma première rencontre avec les Maîtres d'art, bien avant que me soit donnée l'occasion de parler à l'un d'entre eux, s'est effectuée en consultant la brochure institutionnelle du ministère de la Culture qui leur est consacrée.

Au-delà des contraintes visiblement inhérentes à ce type d'ouvrage, notamment l'usage permanent de l'éloge et du superlatif, j'ai trouvé dans cette galerie de portraits de précieuses indications sur les personnes et leurs productions. En feuilletant cette brochure, mon regard s'est arrêté, en particulier, sur la photographie d'une forme d'impression typographique * que je n'imaginais même pas pouvoir être réalisée : une composition verticale en forme de trèfle, constituée d'une multitude de caractères de plomb, alignés en autant de droites et de courbes qu'impose le motif, l'ensemble étant organisé par un système complexe de calage permettant de s'intégrer au châssis, comme s'il s'agissait d'une charpente.

* " En impression typographique, l'ensemble constitué par une composition typographique imposée et le châssis dans lequel elle est serrée en vue de son calage sur une machine prend le nom de forme. " La Chose imprimée, éditions Retz -1977, 1985.


Par mon passé - photograveur de formation et ne disposant, donc, que d'une culture typographique très rudimentaire - cette image a provoqué une multitude de questionnements.

Comment cet agencement, qui s'impose de manière aussi forte dans sa matérialité, le dispositif d'enchâssement de l'espace et le labeur que l'on imagine nécessaire à sa réalisation, conserve-t-il, en même temps, toutes les qualités purement formelles de fluidité et de légèreté des lignes telles qu'elles doivent apparaîtrent sur la feuille après le report d'impression ?

Je suppose que tout typographe observant une page de texte doit être capable d'imaginer la forme ayant servi, ou qui aurait pu servir, à réaliser l'impression. Là, c'est la forme qui me conduit directement à l'impression, et de ce fait, acquiert une part de puissance évocatrice troublante dans mon rapport à l'imprimé.

C'est un renversement complet, par rapport à ma culture professionnelle " arts graphiques ". L'offset était déjà, depuis longtemps, le mode d'impression dominant lorsque j'ai commencé à travailler dans l'imprimerie. Hormis le vernis théorique qu'il convient de faire valoir lorsque l'on travaille dans ce secteur, je ne connais la typographie que d'une façon assez lointaine ; je n'ai été mis en contact avec cette technique que de façon très marginale (les cartes de visite et les découpes). Dans l'imprimerie telle que je l'ai connue, le dispositif technique global - la chaîne graphique - était segmenté en phases de fabrication bien distinctes les unes des autres ; chacune faisant appel à des technologies de nature fort différente, ce qui entraîne des niveaux de qualification et de rémunération très contrastés, ainsi qu'une diversité de cultures professionnelles particulièrement marquée.

Dans ce processus, qu'en est-il de la création ? La rationalité locale du secteur professionnel des arts graphiques apporte à cette question une définition qui m'a souvent été donnée : la phase de création graphique, assurée par un directeur artistique (DA), un maquettiste ou un designer, n'est elle-même que la première étape d'une succession d'autres procédures techniques.

De cette organisation de la production, qui n'a cessé d'évoluer pour faire apparaître récemment encore un autre modèle, découle le fait que chacun apporte sa pierre à un édifice général - le document imprimé - dont aucun ne peut réellement revendiquer la complète paternité. Inversement, lorsqu'en bout de chaîne une " toile " est constatée, il sera souvent difficile de définir clairement une responsabilité.

Tel que je le perçois encore aujourd'hui, cet enchaînement de procédures techniques, bien souvent réparties sur différents lieux de production, s'apparente à une juxtaposition de compétences et de logiques de production souvent déconnectées les unes des autres, si ce n'est contradictoires. Ce mode de production contribue, toujours selon ma propre expérience, à éloigner chaque professionnel de la cohérence du produit finalisé. Il n'est d'ailleurs pas anodin que cette conscience de la place de chacun dans la production séquentielle d'un ouvrage imprimé se soit développée lorsque j'occupais le poste de chef de fabrication, une tâche consistant précisément à coordonner ces étapes et contrôler la qualité de la production du début à la fin du processus de réalisation.

C'est en ce sens que lorsque je la regarde, la forme typographique de François Da Ros agit sur le mode du renversement. Elle s'impose par sa plénitude, étant directement accessible par elle-même au travers des différentes facettes qu'elle présente : tout à la fois description d'une technologie, matérialisation d'une pensée en construction, objet finalisé et ouvrage en devenir.

Nous sommes peut-être bien, ici, dans l'expression d'une réponse radicale à notre problématique : plus qu'une répartition de tâches séquentielles entre le " technique " et le " créatif ", c'est une fusion, une sorte d'alchimie, qui s'opère au travers de la mise en scène d'un dispositif plus complexe, où la séparation même de chacun des domaines perd de son sens.

Cette forme typographique singulière en dessin de trèfle, guère plus grande qu'un livre de poche, je l'ai revue à chaque fois que je suis venu rendre visite à François Da Ros et Martine Rassineux dans leur atelier, situé en banlieue parisienne.

Lors de notre première rencontre, prévue pour une série d'interventions d'accompagnement dans la réalisation de leur site Web, ils m'ont présenté l'impression du trèfle. En observant le motif typographique sur la feuille de papier, la forme d'impression est resurgie dans mon esprit. C'est ce mouvement permanent de va et vient entre plusieurs modes de représentations d'une même réalité d'être, de faire et de savoir-faire, qui me semble le plus significatif dans la démarche des ces artisans-créateurs, l'un se définissant comme " typographe au plomb mobile " l'autre comme artiste, exerçant l'activité de professeur de dessin dans les écoles parisiennes.

Avant ces visites, j'avais déjà accueilli Martine Rassineux lors de formations collectives organisées pour les Maîtres d'art, notamment celles consacrées à la réalisation de pages Web. C'est donc sur elle que repose l'utilisation pratique des outils d'édition numériques de l'atelier, même si la présence permanente de François Da Ros est nécessaire dès lors qu'il s'agit d'une réalisation - quelle qu'en soit la nature - concernant leur société d'édition, Anakatabase.

Bien que totalement autodidacte et ne possédant, alors, un ordinateur que de fraîche date, Martine Rassineux s'est montrée particulièrement décomplexée dans l'utilisation de l'informatique. Mes interventions, en dehors des formations collectives, se sont limitées, pour l'essentiel, à des recommandations générales concernant la mise en place d'un site, puis, à quelques conseils pratiques sur l'utilisation de telles ou telles commandes particulières.

J'ai été frappé par deux aspects représentatifs de la façon dont cet atelier prenait en charge l'outil informatique : d'une part, il n'était pas envisageable que les pages de leur site Web ne fussent intégralement réalisées par Anakatabase; d'autre part, Martine Rassineux s'est arrangée pour acquérir elle-même les outils numériques et le niveau technique requis pour les utiliser. Il m'a été assez rarement donné l'occasion de constater une telle progression chez un non-professionnel de l'informatique ; d'autant que cette progression portait non seulement sur les connaissances de logiciels mais également sur l'identification des moyens à mettre en œuvre en fonction de l'évolution de leur projet de site Web.

En comparant les maquettes initiales aux pages finalisées qui m'ont été communiquées récemment, j'ai constaté à quel point Martine Rassineux et François Da Ros possèdent cette capacité de remise en cause de leur propre travail. Quel que soit l'état de maturation de leur projet, s'ils s'aperçoivent qu'ils sont engagés dans une direction qui, finalement, ne leur convient pas, ils reviennent en amont pour recommencer de nouvelles recherches. Il s'agit, là, de la façon dont ils travaillent quotidiennement pour leurs éditions. Il ne me viendrait même pas à l'esprit de leur suggérer que ce pourrait être différent pour leur site Web.

Mes interventions se sont donc étirées de façon considérable dans le temps ; elles devraient reprendre prochainement à un rythme plus soutenu. Le site Web, débuté en janvier 2001 n'est à ce jour, toujours pas mis en ligne, même si les réservations de nom de domaine et auprès de l'hébergeur sont renouvelées " à vide " depuis plus de deux ans. C'était le temps nécessaire pour que soit réalisé le site.

Lors de nos rencontres il a souvent été question de l'expérience de François Da Ros. L'entretien qui suit, par exemple, permet de comprendre comment ce jeune apprenti devient progressivement un ouvrier hautement qualifié à qui l'on demande d'imprimer des livres d'art et comment cet ouvrier décide de réaliser lui-même des œuvres d'art tout en pratiquant toujours la même activité.

Le parcours de François Da Ros

Par son léger accent - un roulement significatif des r - et par le patronyme, on devine l'origine italienne de notre interlocuteur. C'est à la fin des années quarante, que François Da Ros quitte sa province natale de Trévise pour arriver en Bourgogne. Il est alors âgé de huit ans. Ses parents le placent au séminaire, d'où il sortira cinq ans plus tard pour être engagé comme apprenti typographe dans le journal local Châtillon Presse.

À vingt ans, il part travailler dans une importante imprimerie parisienne: Génin Frères. Il effectue divers travaux d'édition dans cette entreprise qui passe alors pour être l'une des imprimeries les plus modernes d'Europe. Il y restera deux ans.

Tout en s'inscrivant durablement dans le secteur des arts graphiques, François Da Ros change ensuite d'univers. Il entre chez Fequet et Baudier, un atelier fort réputé dans le monde de l'édition d'art. On y croise des artistes et des poètes qui sont chaleureusement accueillis, écoutés et accompagnés pour réaliser des ouvrages prestigieux reproduisant notamment les œuvres de Matisse Picasso et Nicolas De Staël. François Da Ros trouve peu à peu sa place dans cet environnement. À partir de 1966, il dirige la composition de l'atelier.

Le typographe entame alors progressivement une réflexion sur le rapport entre le texte, l'image et l'espace de la page qui sera ensuite une constante dans sa pratique professionnelle. Cette approche le place en porte à faux vis-à-vis de Marthe Fequet et Pierre Baudier, qui concevaient difficilement qu'un livre d'art puisse comporter cette part de créativité dans la mise en page.

Alors que depuis les années cinquante le secteur de l'édition de livres d'art avait connu une prospérité sans précédent, ce marché rentre, à partir de la seconde moitié des années soixante-dix, dans une périodes de crise dont il ne s'est d'ailleurs jamais remis.

À la même période, la question de la succession de l'atelier Fequet et Baudier est posée. François Da Ros élabore avec ses patrons plusieurs hypothèses de reprise. Faute de moyens financier, alors qu'il pensait pouvoir succéder selon un schéma classique dans ce milieu, il décide de quitter l'atelier en 1978.

Il participe à une formation en mécanique d'une année, pensant qu'il pourrait monter son imprimerie en récupérant et remettant en état des machines destinées à la casse.

Après quelques mois de recherches pendant lesquelles il entre en relation avec des typographes sur d'autres projets de reprises, également sans suites, il est embauché comme correcteur dans une société de photocomposition. Il y reste environ trois ans, tout en décidant de monter parallèlement sa propre entreprise dans un atelier de 50 m2 dans le 11e arrondissement de Paris. Le projet se concrétise en 1983. Au démarrage, il réalise essentiellement des travaux de ville, puis se spécialise dans l'impression de cartes de visite sur parchemin, avant de renouer avec l'édition de livres d'art et de poésie, notamment par l'intermédiaire de Pierre Lecuire, un poète qu'il avait connu à l'époque de l'atelier Fequet et Baudier (pour lequel il a composé tous ses livres de 1964 à 1991). Cette période s'ouvre sur une activité faste qui ne s'interrompt qu'en 1999, pendant laquelle pas moins de 125 ouvrages d'art et de poésie lui seront commandés.

En 1991, il fonde sa propre société d'édition, Anakatabase, ce qui lui permet notamment d'éditer des livres comportant ses propres textes accompagnés des gravures de Martine Rassineux. Au travers de cette activité, il concrétise un projet de longue date en réalisant intégralement ses propres livres ; néanmoins, les Éditions Anakatabase s'ouvrent également à d'autres auteurs, dont Michel Butor.

La fin des années quatre-vingts, est marquée par une période difficile ; dans un contexte d'effondrement du marché de l'édition d'art, l'atelier de François Da Ros est touché à deux reprises par une expropriation. En 1988 il est donc contraint de quitter son local pour s'installer dans le 19e arrondissement de Paris. En 1999, date de la seconde expropriation, François Da Ros, de plus, gravement malade, décide d'interrompre son activité commerciale d'imprimeur. Faute de repreneurs, il sera obligé de détruire lui même une partie des machines qu'il avait montées dans son atelier.

François Da Ros est désormais installé dans un local commercial de la banlieue parisienne pour se consacrer exclusivement à l'édition de livres d'art et d'expérimentation avec sa compagne, Martine Rassineux.

Quelques réalisations des Éditions Anakatabase

 








PREMIER ENTRETIEN
Mercredi 25 juin 2003

Cette rencontre débute par la présentation du dernier projet sur lequel ont travaillé François Da Ros et Martine Rassineux : KACEROV

Cette création a été réalisée à la suite d'un séjour effectué à Prague, il y a quelques mois par Martine Rassineux et une autre artiste, Nathalie Grenier. Les deux femmes se sont immergées pendant plusieurs jours dans un environnement comportant à la fois des monuments de style baroque ainsi que des paysages urbains plus modernes, tel l'énorme station de métro KACEROV.

Ce n'est qu'en rentrant à Paris qu'elles ont décidé que leurs recherches les conduirait à s'associer à François Da Ros pour réaliser un objet hybride faisant intervenir la peinture, la gravure, la typographie, la poésie, l'imprimerie…

L'objet se présente sous la forme d'un coffret comportant divers éléments modulables (décors de théâtre, lettre d'amour, programme, personnages, boîte à musique, etc.) qui permettent de reconstituer et de créer plusieurs mises en scène à partir de l'imaginaire des artistes.

Ce projet a été exposé pendant tout le mois de juin à la mairie du 10e arrondissement de Paris dans le cadre du Mois de l'estampe ( 2003).


 


François Da Ros : Pour le livret, je n'ai pas voulu modifier la typo. Il ne fallait pas changer de registre. Je n'ai pas voulu que l'on dise : " tiens, maintenant, c'est un livre ". Quand il est là, on ne se pose pas de question. Autrement, je faisais un livre, en plus de ça. Je ne veux pas que ce soit un livre, je veux que ce soit comme au théâtre. Le livret ne te transporte pas dans un livre. Il faut que tu sois dans la même ambiance.

Ce sont des hésitations, parce qu'il y a tout le métier qui te retient. Mais ce n'est plus un livre. En fait, tu lis, mais ce n'est pas un livre. Le programme légèrement décentré, comme ça, j'ai été tenté de le mettre là, comme un livre placé dans une bibliothèque… Il faut se détacher de …

François Le Douarin : Comment décririez-vous cet objet ?

François Da Ros : On m'a déjà demandé de le présenter une fois.

J'ai dit que c'est un livre conceptuel parce qu'il n'y pas d'autre nom actuel, mais je ne suis pas tout à fait d'accord dans le fait du conceptuel qui est plutôt quelque chose de statique, qui est présenté et où tout se passe dans l'imagination du spectateur. Là, c'est vous qui vous mettez en scène. Vous n'êtes pas obligé de mettre les personnages, vous n'êtes pas obligé de monter la scène. Mais toute la mémoire est là. C'est votre vécu qui chaque jour, chaque fois que vous l'ouvrez fait que vous abordez dans un sens ou dans un autre… Tout ce baroque, c'est la saga humaine, dans ses aspirations les plus secrètes.

François Le Douarin : Ici, on est très loin du livre d'art.

Martine Rassineux : Moi, je verrais plutôt le livre qui se met en scène lui-même.

François Le Douarin : On est dans l'édition ?

Martine Rassineux : Oui, quand même, c'est ce qui prime. On n'est pas dans la gravure. Je ne pourrais pas définir l'objet autrement. C'est plutôt le livre qui se regarde lui-même en train de se faire. C'est presque toute la démarche extérieure, qui n'est pas le livre, qui est indispensable à la fabrication du livre, qui se met en scène elle-même. Finalement le livre raconte le livre. Tout tourne autour de Prague et de KACEROV, mais c'est un prétexte pour dire qu'un livre s'est fait à partir de ça : vous contemplez la mise en scène de cette réflexion, de ce partage, de la communication aux autres…

François Da Ros : Moi je pense un peu comme toi, mais j'irais plus loin. La technique, cela a été mon objectif aussi, c'est tout un acquis qui fait que l'on peut faire ce livre. Chaque fois que je fais un livre, je considère que le livre est quelque chose d'immatériel, même si on a un objet en main. Toutes ces choses qui sont physiquement présentes, bien tangibles, elles sont abstraites quand on tient le livre. Ces choses naviguent en vous, pour ne faire que l'abstraction à travers la lettre. Là vous avez les deux. Le bibliophile - s'il est vraiment bibliophile, c'est à dire s'il met en scène dans sa tête des images quand il lit - là, il a ces images physiquement ; mais cet objet le renvoie à ses propres images. C'est ce retour qui est intéressant.Je ne suis pas contre les installations : il y a un tas de fagots, c'est un tas de fagots… On peut dire ce qu'on veut autour. Là, cela agit sur vous d'une autre manière, puisque " ce fagot " vous l'avez vu quelque part, et là vous le voyez et…

François Le Douarin : C'est important, pour toi, que l'on raconte une histoire ?

François Da Ros : Oui, mais l'histoire qui est racontée est physique : on voit le loup et la grand-mère.

François Le Douarin : C'est aussi l'histoire au travers de l'écrit ?

François Da Ros : L'écrit est extrêmement important, mais c'est une autre dimension de l'écrit qui n'est pas forcément l'écrit pour soi. C'est un écrit qui est ouvert : généralement une lettre n'est jamais dans ce format-là. Il montre la lettre d'amour de Nathalie Grenier. L'auteur a transposé cela dans une lettre, alors que cela aurait du être dans une description totale dans un livre. Il faut l'addition des deux pour comprendre tout. Cela fait entrer dans la tête de ce que ces jeunes femmes ont vécu là-bas.
Je revendique quelque chose de vraiment contemporain où, tels que les poètes et les plasticiens, on va chercher tous azimuts ce qui était presque, entre guillemets, interdit avant. Aujourd'hui, on s'autorise à aller puiser à droite à gauche…parce qu'on en a besoin ; c'est notre logiciel qui se reprogramme dans la tête. Je pense que le but est atteint là, puisqu'il nous touche quelque part, même si on n'est pas d'accord sur tel ou tel aspect. C'est peut-être ce désaccord qui fera qu'un autre aura une autre idée pour approfondir ce que nous n'avons pas approfondi.

François Le Douarin : Ce qui me semble important dans mon parcours, c'est de voir qu'il y a des personnes, souvent très différentes, qui posent des questions du même ordre.
Dans votre exemple, KACEROV, il y a un dispositif où chacun d'entre vous aurait certainement des choses différentes à raconter. Ce qui m'intéresse dans votre cas, c'est cette dimension imaginaire, très créative, de mise en abyme que l'on retrouve aussi autour d'Anakatabase.
S'il y a un aspect conceptuel important, ce qui me frappe c'est le dispositif matériel qui s'impose, au travers de pratiques enracinées dans des cultures de métier. Ce n'est pas du pur concept…

Martine Rassineux : Quand François (Da Ros) parlait d'installation, moi je défendrais cette notion. C'est ce que j'aime dans ces démarches d'installations, quand elles sont très abouties. Justement, elles ne sont pas toujours très abouties, car c'est difficile. C'est un peu l'illusion du spectacle total, une installation très réussie ; cela veut dire que, dans ce cas là, au lieu qu'il y ait une seule œuvre qui construit l'œuvre d'art, on a l'impression que toutes les techniques possibles peuvent être mises en jeux (vidéo, cinéma, musique, etc.) pour les associer dans une seule œuvre. On essaie de contourner une problématique et de l'exprimer par des tas de moyens différents pour faire en sorte qu'on ne regarde pas l'œuvre par une seule technique mais que les choses ont été éclatées par une circulation de l'une à l'autre. On reconstitue l'œuvre. La difficulté consiste, à mon avis, à garder l'unité ; que cela ne consiste pas à jouer à tous les jeux, comme quand on va à la foire du trône. Dans KACEROV, ce qui me frappe c'est qu'effectivement ce n'est un pas un livre, tel qu'on l'entendait avant : un objet qui contient tout en lui-même. Là, finalement, les choses sont séparées, rien que par le fait que dans l'histoire réelle du livre, le texte n'a pas été fait en fonction des illustrations, ni les illustrations à partir du texte. C'est peut-être le premier livre que je fais aux Éditions Anakatabase, où il n'y a pas de relations directes entre le texte et les images. Tout se retrouve en relation par l'intermédiaire d'une idée qui est le livre : KACEROV, comme la station de métro, avec ses correspondances. Il y a des correspondances, telles que la rencontre, au départ, avec Nathalie Grenier, qui fait des peintures, des gravure, des constructions…

François Da Ros : Il faut dire que Nathalie Grenier est actuellement en train de faire une collection de robes, à la suite de KACEROV, ce qu'indiquent ces silhouettes. Même pour elle, il y a eu un point de jonction dans cette rencontre.

Martine Rassineux : Au départ, c'était donc la rencontre entre nous deux, mais au moment où l'idée s'est développée pour dire : " On fait un livre ", cela a été la rencontre entre trois personnes : François, Nathalie et moi; et à la fin, on n'a pas pris en compte les individualités des personnes : tout le monde a agi KACEROV. Ce qui fait qu'à la fin, les zones artisanales et le savoir-faire artisanal ont été respectés pour chacun. Nous l'avons mis en œuvre d'une façon inattendue, puisqu'il a fallu faire tous les essais techniques pour chacun de nous suivant les matériaux, elle pour ses personnages, François avec toutes les lettres différentes, les papiers à mettre en colle, et pour moi, imprimer sur ce papier ; ce que je n'avais jamais fait, il faut changer d'encre, changer la façon de graver. Toutes ces choses techniques s'imposent si le livre demande ça.

François Da Ros : Si je reviens à la question : " Êtes-vous artiste ou artisan ", moi je trouve que l'un et l'autre, presque simultanément, sont nécessaires. Dans le fait même d'appliquer une technique, quelle qu'elle soit, c'est déjà un travail d'artisan. Mais cela a toujours été dans mes recherches de tenter d'aller au-delà du simple métier. Si on se limite au simple aspect technique, je n'aurais jamais fait ça (il montre KACEROV). Il y a des choses là-dedans, qui sont complètement interdites dans le métier. Ne serait-ce que ça : on ne mélange jamais des caractères (Il montre le livret).

François Le Douarin : Cela vient d'où, le fait d'aller au-delà des règles du métier ? C'est une disposition personnelle ?

François Da Ros : Pour moi, je suis typo dans l'esprit, depuis toujours : à douze ans je m'étais fait un petit tampon, gravé sur lino et plus tard j'en ai fait la tête de lettre de Martine. Le typo a toujours été un subversif comme tout créateur.

François Le Douarin : C'est donc le fait d'être typo, qui peut t'amener…

François Da Ros : Ah oui. Je me dis toujours que je suis de mon siècle, de mon temps, et jamais je n'ai essayé d'imiter un livre qui a été fait avant moi. Je connais très peu des livres qui sont faits avant moi. Quand il y a une rencontre, c'est parce je butte dans un livre, qu'on m'apporte un livre. Je veux enfermer ma pensée et la pensée de notre siècle.

Je demande souvent, quand je peux, à des artisans qui font de la typo comme on faisait au XIXe siècle : " Tu n'as pas idée de faire autre chose ? "

Le typo a toujours été un subversif comme tout créateur : Jusqu'à l'avènement de la lettre de plomb mobile, les livres et le savoir qu'ils transmettaient étaient réservés à une élite. Avec la technique de Gutenberg le livre s'est " démocratisé " et la soif de connaissances et de savoir a envahi l'être humain. Entraînant du même coup la contradiction puis la subversion : dans les esprits d'abord, et plus tard dans les faits - opposition entre pouvoir religieux et politiques, textes libertins… jusqu'à la Révolution… L'art, en général, n'échappe pas à cette " règle " et le typo de même ; lui qui compose et corrige la " pensée des hommes lettre à lettre " ne peut rester indifférent.

François Da Ros : Pour moi, je suis typo dans l'esprit, depuis toujours : à douze ans je m'étais fait un petit tampon, gravé sur lino et plus tard j'en ai fait la tête de lettre de Martine. Le typo a toujours été un subversif comme tout créateur.

François Le Douarin : C'est donc le fait d'être typo, qui peut t'amener…

François Da Ros : Ah oui. Je me dis toujours que je suis de mon siècle, de mon temps, et jamais je n'ai essayé d'imiter un livre qui a été fait avant moi. Je connais très peu des livres qui sont faits avant moi. Quand il y a une rencontre, c'est parce je butte dans un livre, qu'on m'apporte un livre. Je veux enfermer ma pensée et la pensée de notre siècle. Je demande souvent, quand je peux, à des artisans qui font de la typo comme on faisait au XIXe siècle : " Tu n'as pas idée de faire autre chose ? "

François Le Douarin : Pour ceux-là, le métier ne leur a pas ouvert d'autres perspectives. C'est lié à leur caractère?

François Da Ros : Je pense qu'ils sont là. Il y a une technique qui perdure aussi.

De même, j'ai rencontré un poète qui écrit des poèmes d'aujourd'hui, comme au XIXe siècle, avec une capitale au début de chaque ligne.

Moi j'ai supprimé les capitales, je les mettais quand c'était nécessaire, quand il y avait un point. Il me dit : " Vous m'avez supprimé mes capitales. " Je lui ai dit : " Oui, vous n'écrivez plus comme au XIXe…" Là, il a compris.

On a des choses fortement ancrées en nous, mais en typo, il y a aussi des tentatives telles que celles de Mallarmé, et d'autres, qui ont essayé de faire éclater les conventions. C'était les prémices.

Là, je ne suis pas du tout étonné d'arriver à cela (il montre KACEROV).

J'ai toujours pensé que le scribe, qui était protégé, à côté du Pharaon, c'était un artiste à l'époque. Maintenant, tout le monde écrit ; on n'est pas artiste quand on écrit.

Maintenant, tout ceux qui font encore de la calligraphie : pour moi c'est du pipeau. C'est un bon exercice personnel, mais la calligraphie, à un moment, c'était nécessaire : l'image leur était interdite. Tout passait par là. Aujourd'hui c'est un exercice mais, sans cet interdit, cela ne peut plus avoir la même valeur. Souvent, il ne reste que la valeur de l'esthétique. Ce n'est plus l'esprit qui mène la main. Il n'y a plus la nécessité qui est derrière.

De même, tout le monde a un ordinateur. Qu'est-ce qu'ils font avec ? Au mieux, il vont singer ce qu'on faisait en typo, sinon, ils obéissent au logiciel. Au bout de deux heures, ils disent : " Ah! C'est bien, non ? " Ils n'ont même pas pris conscience qu'ils ont fait travailler un logiciel à leur place, et qu'au bout de deux heures, ils arrêtent.

L'ambiguïté artisan/artiste, moi je revendique que, parfois, l'artiste prend le pas sur l'artisan et que je ne pourrais pas faire ça si je n'avais pas été artisan en même temps ; un artisan qui est capable ou qui veut passer de l'autre côté. Tout l'invite.

François Le Douarin : C'est le métier ?

François Da Ros : Sa technique. Quand on touche des techniques qui sont une nécessité, depuis toujours, pour l'être humain pour enjoliver son univers, ce n'est pas comme s'il s'agissait d'un simple travail artisanal comme faire du carrelage pour une salle de bains. Ce n'est pas le même artisanat. Il emploie des choses qui sont vitales pour l'esprit de l'homme. Les mêmes choses peuvent être utilitaires : une table peut devenir un autel. Certaines tables bien faites, on les touche avec respect, parce que le fait de partager un repas, c'est autre chose que de se nourrir.

Martine Rassineux : Moi j'ai l'impression que l'objet artisanal devient une œuvre d'art quand il dépasse le côté utilitaire et matériel et qu'il a un sens spirituel, un sens rituel…

François Da Ros : … nécessaire à la vie. Il n'y a pas de vie de l'esprit sans vie physique.

Martine Rassineux : Quand il a la même utilité qu'une sculpture ou un tableau. Dans la société très matérielle où nous vivons, on a l'impression que personne n'a besoin d'un tableau.

François Le Douarin : Il peut y avoir un aspect utilitaire dans le fait de décorer, de mettre un tableau au mur, non?

Martine Rassineux : Oui, mais j'ai l'impression que c'est détourné. J'ai remarqué que les personnes qui achètent quelque chose dans une exposition le feront effectivement dans cet esprit-là. Mais pour la personne qui va aller vers tout ton travail, en fait le collectionneur, on a l'impression que cela devient quelque chose de vital, comme si, dans ce qu'il achetait, l'image était annexe… Je prends l'exemple de ces peintures (elle montre des peintures posées çà et là dans l'atelier). Il y a un collectionneur qui m'a téléphoné, par l'intermédiaire du Mois de l'estampe, et qui est venu. Cette personne, que je ne connais pas, a énormément de choses de moi, ce que j'ignorais également. J'ai bien regardé la façon dont il observe les choses ; et je me suis rendue compte que, pour lui, que ce soit tout noir, blanc, violet ou qu'il y ait une certaine forme, j'ai senti qu'il s'en fiche. C'est plutôt une espèce de rencontre mentale. Je n'existe pas. C'est un dialogue avec des images, dont il a besoin à un moment donné. Il passe à une autre, et c'est comme une cohérence par rapport à sa pratique personnelle : c'est un homme de théâtre.

François Le Douarin : Tu t'y retrouves là-dedans ?

Martine Rassineux : Oui, tout à fait. Il a vu beaucoup de choses ici. Je lui ai dit qu'il pouvait faire des commentaires. En fait, très souvent, il te dis des choses qui sont proches de ce que tu as pensé au moment où tu les fabriques, comme si, finalement, il s'intéressait plus à la genèse de la pensée qui a fabriqué les choses, plutôt que, seulement, au résultat.

François Da Ros : Je pense que quand un amateur achète une œuvre d'art c'est un complément de sa propre vision. Ce qu'il achète renforce sa propre vision, secrète encore en lui…

Martine Rassineux : … oui, mais, pour lui, ce n'est pas du tout de l'ordre du décoratif et de l'ornementation intérieure d'une maison. D'ailleurs, cela est renforcé par le fait que cette personne est quelqu'un qui vit dans beaucoup de lieux éclatés, pour qui la chose dans l'intérieur est annexe. Il vit avec des œuvres. Où il les met?…Parfois, d'ailleurs, c'est trop grand, il ne sait pas où les mettre, mais ce n'est pas un problème.

François Da Ros : Cet aspect secret du complément de soi-même, pour nous rassurer de tas de choses, revêt surtout de son importance du fait que beaucoup d'amateurs achètent des œuvres qui ne sont jamais au mur. C'est leur secret. On sait très bien que tous les bibliophiles, au siècle passé, avaient tous leurs livres cachés avec des sujets plus légers. On ne s'autorisait pas à le mettre au mur, cela ne fait pas digne de notre intimité… Un amateur recherche bien des moments de vie chez l'autre qui correspondent aux siens.

François Le Douarin : Cela peut être aussi bien d'une création artisanale, que d'une œuvre d'art ? François Da Ros : Bien souvent, il y a des œuvres qui sont dites complètement artisanales, et il y a un petit détail dedans qu'on a envie de caresser. Cela atteint ce même but.

Martine Rassineux : Ce que deviennent les œuvres à toutes les époques, dans leur aspect décoratif, c'est vraiment un détournement d'objets par la culture. Je relisais quelque chose sur Goya. Je ne savais pas du tout cette anecdote : les deux tableaux La Maja, la femme habillée et la femme nue, sont exactement de la même taille. Il paraîtrait que les deux tableaux étaient superposés et, que par un système de renversement de charnière, l'un était caché derrière l'autre ; de façon à ne pas choquer complètement. Je trouve cet exemple assez significatif de l'utilisation de l'œuvre par rapport à la vision, qui est une histoire entre le spectateur et celui qui regarde. Avant, c'était plus marqué, puisqu'il y avait des œuvres destinées à figurer dans des églises, qui contenaient en elles-mêmes leur position dans l'espace. Quand les œuvres ont été disponibles, faites à l'unité par le peintre, pour être achetées et pour quitter soit le château, soit l'église, l'artiste n'a plus été responsable de l'endroit où l'on mettait l'œuvre ; cela prête à toutes les interprétations possibles. Mais cela ne change en rien, à mon avis, l'idée de la fabrication de l'objet… Bien que, ce n'est pas évident… si, cela change, en même temps. Cela change, évidemment.

L'idée de la fabrication de l'objet
Il faut différencier l'acte de création " entièrement libre " par exemple une gravure dont la seule contrainte est imposée par le format de la presse, de la même gravure où l'acte de création doit tenir compte du fait qu'il s'agit d'une page de livre avec un certain format. Dans le premier cas l'artiste est libre dans le deuxième cette liberté admet la contrainte imposée.