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Les
Éditions Anakatabase
Le
cadre des rencontres
Ma première rencontre avec les Maîtres d'art, bien avant que me
soit donnée l'occasion de parler à l'un d'entre eux, s'est effectuée
en consultant la brochure institutionnelle du ministère de la Culture
qui leur est consacrée.
Au-delà des contraintes visiblement inhérentes à ce type d'ouvrage,
notamment l'usage permanent de l'éloge et du superlatif, j'ai trouvé
dans cette galerie de portraits de précieuses indications sur les
personnes et leurs productions. En feuilletant cette brochure, mon
regard s'est arrêté, en particulier, sur la photographie d'une forme
d'impression typographique * que je n'imaginais même pas pouvoir
être réalisée : une composition verticale en forme de trèfle, constituée
d'une multitude de caractères de plomb, alignés en autant de droites
et de courbes qu'impose le motif, l'ensemble étant organisé par
un système complexe de calage permettant de s'intégrer au châssis,
comme s'il s'agissait d'une charpente.
* " En impression typographique, l'ensemble constitué par une
composition typographique imposée et le châssis dans lequel elle
est serrée en vue de son calage sur une machine prend le nom de
forme. " La Chose imprimée, éditions Retz -1977, 1985.
Par mon passé - photograveur de formation et ne disposant, donc,
que d'une culture typographique très rudimentaire - cette image
a provoqué une multitude de questionnements.
Comment cet agencement, qui s'impose de manière aussi forte dans
sa matérialité, le dispositif d'enchâssement de l'espace et le labeur
que l'on imagine nécessaire à sa réalisation, conserve-t-il, en
même temps, toutes les qualités purement formelles de fluidité et
de légèreté des lignes telles qu'elles doivent apparaîtrent sur
la feuille après le report d'impression ?
Je suppose que tout typographe observant une page de texte doit
être capable d'imaginer la forme ayant servi, ou qui aurait pu servir,
à réaliser l'impression. Là, c'est la forme qui me conduit directement
à l'impression, et de ce fait, acquiert une part de puissance évocatrice
troublante dans mon rapport à l'imprimé.
C'est un renversement complet, par rapport à ma culture professionnelle
" arts graphiques ". L'offset était déjà, depuis longtemps, le mode
d'impression dominant lorsque j'ai commencé à travailler dans l'imprimerie.
Hormis le vernis théorique qu'il convient de faire valoir lorsque
l'on travaille dans ce secteur, je ne connais la typographie que
d'une façon assez lointaine ; je n'ai été mis en contact avec cette
technique que de façon très marginale (les cartes de visite et les
découpes). Dans l'imprimerie telle que je l'ai connue, le dispositif
technique global - la chaîne graphique - était segmenté en phases
de fabrication bien distinctes les unes des autres ; chacune faisant
appel à des technologies de nature fort différente, ce qui entraîne
des niveaux de qualification et de rémunération très contrastés,
ainsi qu'une diversité de cultures professionnelles particulièrement
marquée.
Dans
ce processus, qu'en est-il de la création ? La rationalité locale du secteur
professionnel des arts graphiques apporte à cette question une définition
qui m'a souvent été donnée : la phase de création graphique, assurée par un
directeur artistique (DA), un maquettiste ou un designer, n'est elle-même
que la première étape d'une succession d'autres procédures techniques.
De cette organisation de la production, qui n'a cessé d'évoluer
pour faire apparaître récemment encore un autre modèle, découle
le fait que chacun apporte sa pierre à un édifice général - le document
imprimé - dont aucun ne peut réellement revendiquer la complète
paternité. Inversement, lorsqu'en bout de chaîne une " toile " est
constatée, il sera souvent difficile de définir clairement une responsabilité.
Tel que je le perçois encore aujourd'hui, cet enchaînement de procédures techniques,
bien souvent réparties sur différents lieux de production, s'apparente à une
juxtaposition de compétences et de logiques de production souvent déconnectées
les unes des autres, si ce n'est contradictoires. Ce mode de production contribue,
toujours selon ma propre expérience, à éloigner chaque professionnel de la
cohérence du produit finalisé. Il n'est d'ailleurs pas anodin que cette conscience
de la place de chacun dans la production séquentielle d'un ouvrage imprimé
se soit développée lorsque j'occupais le poste de chef de fabrication, une
tâche consistant précisément à coordonner ces étapes et contrôler la qualité
de la production du début à la fin du processus de réalisation.
C'est en ce sens que lorsque je la regarde,
la forme typographique de François Da Ros agit sur le mode du
renversement. Elle s'impose par sa plénitude, étant directement
accessible par elle-même au travers des différentes facettes qu'elle
présente : tout à la fois description d'une technologie, matérialisation
d'une pensée en construction, objet finalisé et ouvrage en devenir.
Nous
sommes peut-être bien, ici, dans l'expression d'une réponse radicale à notre
problématique : plus qu'une répartition de tâches séquentielles entre le "
technique " et le " créatif ", c'est une fusion, une sorte d'alchimie, qui
s'opère au travers de la mise en scène d'un dispositif plus complexe, où la
séparation même de chacun des domaines perd de son sens.
Cette forme typographique singulière en dessin de trèfle, guère plus grande
qu'un livre de poche, je l'ai revue à chaque fois que je suis venu rendre
visite à François Da Ros et Martine Rassineux dans leur atelier, situé en
banlieue parisienne.
Lors de notre première rencontre, prévue pour une série d'interventions d'accompagnement
dans la réalisation de leur site Web, ils m'ont présenté l'impression du trèfle.
En observant le motif typographique sur la feuille de papier, la forme d'impression
est resurgie dans mon esprit. C'est ce mouvement permanent de va et vient
entre plusieurs modes de représentations d'une même réalité d'être, de faire
et de savoir-faire, qui me semble le plus significatif dans la démarche des
ces artisans-créateurs, l'un se définissant comme " typographe au plomb mobile
" l'autre comme artiste, exerçant l'activité de professeur de dessin dans
les écoles parisiennes.
Avant ces visites, j'avais déjà accueilli Martine Rassineux lors de formations
collectives organisées pour les Maîtres d'art, notamment celles consacrées
à la réalisation de pages Web. C'est donc sur elle que repose l'utilisation
pratique des outils d'édition numériques de l'atelier, même si la présence
permanente de François Da Ros est nécessaire dès lors qu'il s'agit d'une réalisation
- quelle qu'en soit la nature - concernant leur société d'édition, Anakatabase.
Bien que totalement autodidacte et ne possédant, alors, un ordinateur que
de fraîche date, Martine Rassineux s'est montrée particulièrement décomplexée
dans l'utilisation de l'informatique. Mes interventions, en dehors des formations
collectives, se sont limitées, pour l'essentiel, à des recommandations générales
concernant la mise en place d'un site, puis, à quelques conseils pratiques
sur l'utilisation de telles ou telles commandes particulières.
J'ai
été frappé par deux aspects représentatifs de la façon dont cet atelier prenait
en charge l'outil informatique : d'une part, il n'était pas envisageable que
les pages de leur site Web ne fussent intégralement réalisées par Anakatabase;
d'autre part, Martine Rassineux s'est arrangée pour acquérir elle-même les
outils numériques et le niveau technique requis pour les utiliser. Il m'a
été assez rarement donné l'occasion de constater une telle progression chez
un non-professionnel de l'informatique ; d'autant que cette progression portait
non seulement sur les connaissances de logiciels mais également sur l'identification
des moyens à mettre en œuvre en fonction de l'évolution de leur projet de
site Web.
En comparant
les maquettes initiales aux pages finalisées qui m'ont été communiquées récemment,
j'ai constaté à quel point Martine Rassineux et François Da Ros possèdent
cette capacité de remise en cause de leur propre travail. Quel que soit l'état
de maturation de leur projet, s'ils s'aperçoivent qu'ils sont engagés dans
une direction qui, finalement, ne leur convient pas, ils reviennent en amont
pour recommencer de nouvelles recherches. Il s'agit, là, de la façon dont
ils travaillent quotidiennement pour leurs éditions. Il ne me viendrait même
pas à l'esprit de leur suggérer que ce pourrait être différent pour leur site
Web.
Mes interventions
se sont donc étirées de façon considérable dans le temps ; elles devraient
reprendre prochainement à un rythme plus soutenu. Le site Web, débuté en janvier
2001 n'est à ce jour, toujours pas mis en ligne, même si les réservations
de nom de domaine et auprès de l'hébergeur sont renouvelées " à vide " depuis
plus de deux ans. C'était le temps nécessaire pour que soit réalisé le site.
Lors de
nos rencontres il a souvent été question de l'expérience de François Da Ros.
L'entretien qui suit, par exemple, permet de comprendre comment ce jeune apprenti
devient progressivement un ouvrier hautement qualifié à qui l'on demande d'imprimer
des livres d'art et comment cet ouvrier décide de réaliser lui-même des œuvres
d'art tout en pratiquant toujours la même activité.
Le
parcours de François Da Ros
Par son
léger accent - un roulement significatif des r - et par le patronyme, on devine
l'origine italienne de notre interlocuteur. C'est à la fin des années quarante,
que François Da Ros quitte sa province natale de Trévise pour arriver en Bourgogne.
Il est alors âgé de huit ans. Ses parents le placent au séminaire, d'où il
sortira cinq ans plus tard pour être engagé comme apprenti typographe dans
le journal local Châtillon Presse.
À vingt
ans, il part travailler dans une importante imprimerie parisienne: Génin Frères.
Il effectue divers travaux d'édition dans cette entreprise qui passe alors
pour être l'une des imprimeries les plus modernes d'Europe. Il y restera deux
ans.
Tout
en s'inscrivant durablement dans le secteur des arts graphiques, François
Da Ros change ensuite d'univers. Il entre chez Fequet et Baudier, un atelier
fort réputé dans le monde de l'édition d'art. On y croise des artistes et
des poètes qui sont chaleureusement accueillis, écoutés et accompagnés pour
réaliser des ouvrages prestigieux reproduisant notamment les œuvres de Matisse
Picasso et Nicolas De Staël. François Da Ros trouve peu à peu sa place dans
cet environnement. À partir de 1966, il dirige la composition de l'atelier.
Le typographe
entame alors progressivement une réflexion sur le rapport entre le texte,
l'image et l'espace de la page qui sera ensuite une constante dans sa pratique
professionnelle. Cette approche le place en porte à faux vis-à-vis de Marthe
Fequet et Pierre Baudier, qui concevaient difficilement qu'un livre d'art
puisse comporter cette part de créativité dans la mise en page.
Alors
que depuis les années cinquante le secteur de l'édition de livres d'art avait
connu une prospérité sans précédent, ce marché rentre, à partir de la seconde
moitié des années soixante-dix, dans une périodes de crise dont il ne s'est
d'ailleurs jamais remis.
À la
même période, la question de la succession de l'atelier Fequet et Baudier
est posée. François Da Ros élabore avec ses patrons plusieurs hypothèses de
reprise. Faute de moyens financier, alors qu'il pensait pouvoir succéder selon
un schéma classique dans ce milieu, il décide de quitter l'atelier en 1978.
Il participe
à une formation en mécanique d'une année, pensant qu'il pourrait monter son
imprimerie en récupérant et remettant en état des machines destinées à la
casse.
Après
quelques mois de recherches pendant lesquelles il entre en relation avec des
typographes sur d'autres projets de reprises, également sans suites, il est
embauché comme correcteur dans une société de photocomposition. Il y reste
environ trois ans, tout en décidant de monter parallèlement sa propre entreprise
dans un atelier de 50 m2 dans le 11e arrondissement de Paris. Le projet se
concrétise en 1983. Au démarrage, il réalise essentiellement des travaux de
ville, puis se spécialise dans l'impression de cartes de visite sur parchemin,
avant de renouer avec l'édition de livres d'art et de poésie, notamment par
l'intermédiaire de Pierre Lecuire, un poète qu'il avait connu à l'époque de
l'atelier Fequet et Baudier (pour lequel il a composé tous ses livres de 1964
à 1991). Cette période s'ouvre sur une activité faste qui ne s'interrompt
qu'en 1999, pendant laquelle pas moins de 125 ouvrages d'art et de poésie
lui seront commandés.
En
1991, il fonde sa propre société d'édition, Anakatabase, ce qui
lui permet notamment d'éditer des livres comportant ses propres
textes accompagnés des gravures de Martine Rassineux. Au travers
de cette activité, il concrétise un projet de longue date en réalisant
intégralement ses propres livres ; néanmoins, les Éditions Anakatabase
s'ouvrent également à d'autres auteurs, dont Michel Butor.
La fin
des années quatre-vingts, est marquée par une période difficile
; dans un contexte d'effondrement du marché de l'édition d'art,
l'atelier de François Da Ros est touché à deux reprises par une
expropriation. En 1988 il est donc contraint de quitter son local
pour s'installer dans le 19e arrondissement de Paris. En 1999, date
de la seconde expropriation, François Da Ros, de plus, gravement
malade, décide d'interrompre son activité commerciale d'imprimeur.
Faute de repreneurs, il sera obligé de détruire lui même une partie
des machines qu'il avait montées dans son atelier.
François
Da Ros est désormais installé dans un local commercial de la banlieue parisienne
pour se consacrer exclusivement à l'édition de livres d'art et d'expérimentation
avec sa compagne, Martine Rassineux.
Quelques
réalisations des Éditions Anakatabase
PREMIER
ENTRETIEN
Mercredi
25 juin 2003
Cette rencontre débute par la présentation du dernier projet sur lequel ont
travaillé François Da Ros et Martine Rassineux : KACEROV
Cette création a été réalisée à la suite d'un séjour effectué à Prague, il
y a quelques mois par Martine Rassineux et une autre artiste, Nathalie Grenier.
Les deux femmes se sont immergées pendant plusieurs jours dans un environnement
comportant à la fois des monuments de style baroque ainsi que des paysages
urbains plus modernes, tel l'énorme station de métro KACEROV.
Ce n'est qu'en rentrant à Paris qu'elles ont décidé que leurs recherches les
conduirait à s'associer à François Da Ros pour réaliser un objet hybride faisant
intervenir la peinture, la gravure, la typographie, la poésie, l'imprimerie…
L'objet se présente sous la forme d'un coffret comportant divers éléments
modulables (décors de théâtre, lettre d'amour, programme, personnages, boîte
à musique, etc.) qui permettent de reconstituer et de créer plusieurs mises
en scène à partir de l'imaginaire des artistes.
Ce projet a été exposé pendant tout le mois de juin à la mairie
du 10e arrondissement de Paris dans le cadre du Mois de l'estampe
( 2003).
François Da Ros :
Pour le livret, je n'ai pas voulu modifier la typo. Il ne fallait pas
changer de registre. Je n'ai pas voulu que l'on dise : " tiens, maintenant,
c'est un livre ". Quand il est là, on ne se pose pas de question. Autrement,
je faisais un livre, en plus de ça. Je ne veux pas que ce soit un livre, je
veux que ce soit comme au théâtre. Le livret ne te transporte pas dans un
livre. Il faut que tu sois dans la même ambiance.
Ce sont
des hésitations, parce qu'il y a tout le métier qui te retient. Mais ce n'est
plus un livre. En fait, tu lis, mais ce n'est pas un livre. Le programme légèrement
décentré, comme ça, j'ai été tenté de le mettre là, comme un livre placé dans
une bibliothèque… Il faut se détacher de …
François
Le Douarin : Comment décririez-vous cet objet ?
François
Da Ros : On m'a déjà demandé de le présenter une fois.
J'ai
dit que c'est un livre conceptuel parce qu'il n'y pas d'autre nom actuel,
mais je ne suis pas tout à fait d'accord dans le fait du conceptuel qui est
plutôt quelque chose de statique, qui est présenté et où tout se passe dans
l'imagination du spectateur. Là, c'est vous qui vous mettez en scène. Vous
n'êtes pas obligé de mettre les personnages, vous n'êtes pas obligé de monter
la scène. Mais toute la mémoire est là. C'est votre vécu qui chaque jour,
chaque fois que vous l'ouvrez fait que vous abordez dans un sens ou dans un
autre… Tout ce baroque, c'est la saga humaine, dans ses aspirations les plus
secrètes.
François
Le Douarin : Ici, on est très loin du livre d'art.
Martine
Rassineux :
Moi, je verrais plutôt le livre qui se met en scène lui-même.
François Le Douarin : On est dans l'édition
?
Martine
Rassineux : Oui, quand même, c'est ce qui prime. On n'est
pas dans la gravure. Je ne pourrais pas définir l'objet autrement.
C'est plutôt le livre qui se regarde lui-même en train de se faire.
C'est presque toute la démarche extérieure, qui n'est pas le livre,
qui est indispensable à la fabrication du livre, qui se met en scène
elle-même. Finalement le livre raconte le livre. Tout
tourne autour de Prague et de KACEROV, mais c'est un prétexte pour
dire qu'un livre s'est fait à partir de ça : vous contemplez la
mise en scène de cette réflexion, de ce partage, de la communication
aux autres…
François
Da Ros : Moi je pense un peu comme toi, mais j'irais
plus loin. La technique, cela a été mon objectif aussi, c'est tout
un acquis qui fait que l'on peut faire ce livre. Chaque fois que
je fais un livre, je considère que le livre est quelque chose d'immatériel,
même si on a un objet en main. Toutes
ces choses qui sont physiquement présentes, bien tangibles, elles
sont abstraites quand on tient le livre. Ces choses naviguent en
vous, pour ne faire que l'abstraction à travers la lettre. Là vous
avez les deux. Le bibliophile - s'il est vraiment bibliophile, c'est
à dire s'il met en scène dans sa tête des images quand il lit -
là, il a ces images physiquement ; mais cet objet le renvoie à ses
propres images. C'est ce retour qui est intéressant.Je
ne suis pas contre les installations : il y a un tas de fagots,
c'est un tas de fagots… On peut dire ce qu'on veut autour. Là,
cela agit sur vous d'une autre manière, puisque " ce fagot " vous
l'avez vu quelque part, et là vous le voyez et…
François
Le Douarin : C'est important, pour toi, que l'on raconte une histoire
?
François
Da Ros : Oui, mais l'histoire qui est racontée est physique : on
voit le loup et la grand-mère.
François
Le Douarin : C'est aussi l'histoire au travers de l'écrit ?
François
Da Ros : L'écrit est extrêmement important, mais c'est une autre
dimension de l'écrit qui n'est pas forcément l'écrit pour soi. C'est un écrit
qui est ouvert : généralement une lettre n'est jamais dans ce format-là.
Il montre la lettre d'amour de Nathalie Grenier. L'auteur a transposé
cela dans une lettre, alors que cela aurait du être dans une description totale
dans un livre. Il faut l'addition des deux pour comprendre tout. Cela fait
entrer dans la tête de ce que ces jeunes femmes ont vécu là-bas.
Je revendique quelque chose de vraiment contemporain où, tels que les poètes
et les plasticiens, on va chercher tous azimuts ce qui était presque, entre
guillemets, interdit avant. Aujourd'hui, on s'autorise à aller puiser à droite
à gauche…parce qu'on en a besoin ; c'est notre logiciel qui se reprogramme
dans la tête. Je pense que le but est atteint là, puisqu'il nous touche quelque
part, même si on n'est pas d'accord sur tel ou tel aspect. C'est peut-être
ce désaccord qui fera qu'un autre aura une autre idée pour approfondir ce
que nous n'avons pas approfondi.
François
Le Douarin : Ce qui me semble important dans mon parcours, c'est
de voir qu'il y a des personnes, souvent très différentes, qui posent des
questions du même ordre.
Dans votre exemple, KACEROV, il y a un dispositif où chacun d'entre vous aurait
certainement des choses différentes à raconter. Ce qui m'intéresse dans votre
cas, c'est cette dimension imaginaire, très créative, de mise en abyme que
l'on retrouve aussi autour d'Anakatabase.
S'il y a un aspect conceptuel important, ce qui me frappe c'est le dispositif
matériel qui s'impose, au travers de pratiques enracinées dans des cultures
de métier. Ce n'est pas du pur concept…
Martine
Rassineux : Quand François (Da Ros) parlait d'installation, moi
je défendrais cette notion. C'est ce que j'aime dans ces démarches d'installations,
quand elles sont très abouties. Justement, elles ne sont pas toujours très
abouties, car c'est difficile. C'est un peu l'illusion du spectacle total,
une installation très réussie ; cela veut dire que, dans ce cas là, au lieu
qu'il y ait une seule œuvre qui construit l'œuvre d'art, on a l'impression
que toutes les techniques possibles peuvent être mises en jeux (vidéo, cinéma,
musique, etc.) pour les associer dans une seule œuvre. On essaie de contourner
une problématique et de l'exprimer par des tas de moyens différents pour faire
en sorte qu'on ne regarde pas l'œuvre par une seule technique mais que les
choses ont été éclatées par une circulation de l'une à l'autre. On reconstitue
l'œuvre. La difficulté consiste, à mon avis, à garder l'unité ; que cela ne
consiste pas à jouer à tous les jeux, comme quand on va à la foire du trône.
Dans KACEROV, ce qui me frappe c'est qu'effectivement ce n'est un pas un livre,
tel qu'on l'entendait avant : un objet qui contient tout en lui-même. Là,
finalement, les choses sont séparées, rien que par le fait que dans l'histoire
réelle du livre, le texte n'a pas été fait en fonction des illustrations,
ni les illustrations à partir du texte. C'est peut-être le premier livre que
je fais aux Éditions Anakatabase, où il n'y a pas de relations directes entre
le texte et les images. Tout se retrouve en relation par l'intermédiaire d'une
idée qui est le livre : KACEROV, comme la station de
métro, avec ses correspondances. Il y a des correspondances, telles que la
rencontre, au départ, avec Nathalie Grenier, qui fait des peintures, des gravure,
des constructions…
François
Da Ros : Il
faut dire que Nathalie Grenier est actuellement en train de faire
une collection de robes, à la suite de KACEROV, ce qu'indiquent
ces silhouettes. Même pour elle, il y a eu un point de jonction
dans cette rencontre.
Martine
Rassineux : Au départ, c'était donc la rencontre entre
nous deux, mais au moment où l'idée s'est développée pour dire :
" On fait un livre ", cela a été la rencontre entre trois personnes
: François, Nathalie et moi; et à la fin, on n'a pas pris en compte
les individualités des personnes : tout le monde a agi KACEROV.
Ce qui fait qu'à la fin, les zones artisanales et le savoir-faire
artisanal ont été respectés pour chacun. Nous l'avons mis en œuvre
d'une façon inattendue, puisqu'il a fallu faire tous les essais
techniques pour chacun de nous suivant les matériaux, elle pour
ses personnages, François avec toutes les lettres différentes, les
papiers à mettre en colle, et pour moi, imprimer sur ce papier ;
ce que je n'avais jamais fait, il faut changer d'encre, changer
la façon de graver. Toutes ces choses techniques s'imposent si le
livre demande ça.
François
Da Ros : Si je reviens à la question : " Êtes-vous artiste ou artisan
", moi je trouve que l'un et l'autre, presque simultanément, sont nécessaires.
Dans le fait même d'appliquer une technique, quelle qu'elle soit, c'est déjà
un travail d'artisan. Mais cela a toujours été dans mes recherches de tenter
d'aller au-delà du simple métier. Si on se limite au simple aspect technique,
je n'aurais jamais fait ça (il montre KACEROV). Il y a des choses là-dedans,
qui sont complètement interdites dans le métier. Ne serait-ce que ça : on
ne mélange jamais des caractères (Il montre le livret).
François
Le Douarin : Cela vient d'où, le fait d'aller au-delà des règles
du métier ? C'est une disposition personnelle ?
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François
Da Ros : Pour moi, je suis typo dans l'esprit, depuis toujours
: à douze ans je m'étais fait un petit tampon, gravé sur lino et plus tard
j'en ai fait la tête de lettre de Martine. Le typo a toujours été un subversif
comme tout créateur.
François
Le Douarin : C'est donc le fait d'être typo, qui peut t'amener…
François
Da Ros : Ah oui. Je me dis toujours que je suis de mon siècle,
de mon temps, et jamais je n'ai essayé d'imiter un livre qui a été fait avant
moi. Je connais très peu des livres qui sont faits avant moi. Quand il y a
une rencontre, c'est parce je butte dans un livre, qu'on m'apporte un livre.
Je veux enfermer ma pensée et la pensée de notre siècle. Je demande souvent,
quand je peux, à des artisans qui font de la typo comme on faisait au XIXe
siècle : " Tu n'as pas idée de faire autre chose ? "
François Le Douarin : Pour ceux-là,
le métier ne leur a pas ouvert d'autres perspectives. C'est lié
à leur caractère?
François
Da Ros : Je pense qu'ils sont là. Il y a une technique
qui perdure aussi.
De même, j'ai rencontré un poète qui écrit des poèmes d'aujourd'hui,
comme au XIXe siècle, avec une capitale au début de chaque ligne.
Moi j'ai supprimé les capitales, je les mettais quand c'était nécessaire,
quand il y avait un point. Il me dit : " Vous m'avez supprimé mes
capitales. " Je lui ai dit : " Oui, vous n'écrivez plus comme au
XIXe…" Là, il a compris.
On a des choses fortement ancrées en nous, mais en typo, il y a
aussi des tentatives telles que celles de Mallarmé, et d'autres,
qui ont essayé de faire éclater les conventions. C'était les prémices.
Là, je ne suis pas du tout étonné d'arriver à cela (il montre
KACEROV).
J'ai toujours pensé que le scribe, qui était protégé, à côté du
Pharaon, c'était un artiste à l'époque. Maintenant, tout le monde
écrit ; on n'est pas artiste quand on écrit.
Maintenant, tout ceux qui font encore de la calligraphie : pour
moi c'est du pipeau. C'est un bon exercice personnel, mais la calligraphie,
à un moment, c'était nécessaire : l'image leur était interdite.
Tout passait par là. Aujourd'hui c'est un exercice mais, sans cet
interdit, cela ne peut plus avoir la même valeur. Souvent, il ne
reste que la valeur de l'esthétique. Ce n'est plus l'esprit qui
mène la main. Il n'y a plus la nécessité qui est derrière.
De même, tout le monde a un ordinateur. Qu'est-ce qu'ils font avec
? Au mieux, il vont singer ce qu'on faisait en typo, sinon, ils
obéissent au logiciel. Au bout de deux heures, ils disent : " Ah!
C'est bien, non ? " Ils n'ont même pas pris conscience qu'ils ont
fait travailler un logiciel à leur place, et qu'au bout de deux
heures, ils arrêtent.
L'ambiguïté artisan/artiste, moi je revendique que, parfois, l'artiste
prend le pas sur l'artisan et que je ne pourrais pas faire ça si
je n'avais pas été artisan en même temps ; un artisan qui est capable
ou qui veut passer de l'autre côté. Tout l'invite.
François
Le Douarin :
C'est le métier ?
François
Da Ros : Sa
technique. Quand on touche des techniques qui sont une nécessité, depuis toujours,
pour l'être humain pour enjoliver son univers, ce n'est pas comme s'il s'agissait
d'un simple travail artisanal comme faire du carrelage pour une salle de bains.
Ce n'est pas le même artisanat. Il emploie des choses qui sont vitales pour
l'esprit de l'homme. Les mêmes choses peuvent être utilitaires : une table
peut devenir un autel. Certaines tables bien faites, on les touche avec respect,
parce que le fait de partager un repas, c'est autre chose que de se nourrir.
Martine
Rassineux : Moi j'ai l'impression que l'objet artisanal devient
une œuvre d'art quand il dépasse le côté utilitaire et matériel et qu'il a
un sens spirituel, un sens rituel…
François
Da Ros : … nécessaire à la vie. Il n'y a pas de vie de l'esprit
sans vie physique.
Martine
Rassineux : Quand
il a la même utilité qu'une sculpture ou un tableau. Dans la société très
matérielle où nous vivons, on a l'impression que personne n'a besoin d'un
tableau.
François
Le Douarin :
Il peut y avoir un aspect utilitaire dans le fait de décorer, de
mettre un tableau au mur, non?
Martine
Rassineux : Oui, mais j'ai l'impression que c'est détourné. J'ai
remarqué que les personnes qui achètent quelque chose dans une exposition
le feront effectivement dans cet esprit-là. Mais pour la personne qui va aller
vers tout ton travail, en fait le collectionneur, on a l'impression que cela
devient quelque chose de vital, comme si, dans ce qu'il achetait, l'image
était annexe… Je prends l'exemple de ces peintures (elle montre des peintures
posées çà et là dans l'atelier). Il y a un collectionneur qui m'a téléphoné,
par l'intermédiaire du Mois de l'estampe, et qui est venu. Cette personne,
que je ne connais pas, a énormément de choses de moi, ce que j'ignorais également.
J'ai bien regardé la façon dont il observe les choses ; et je me suis rendue
compte que, pour lui, que ce soit tout noir, blanc, violet ou qu'il y ait
une certaine forme, j'ai senti qu'il s'en fiche. C'est plutôt une espèce de
rencontre mentale. Je n'existe pas. C'est un dialogue avec des images, dont
il a besoin à un moment donné. Il passe à une autre, et c'est comme une cohérence
par rapport à sa pratique personnelle : c'est un homme de théâtre.
François
Le Douarin : Tu t'y retrouves là-dedans ?
Martine
Rassineux : Oui, tout à fait. Il a vu beaucoup de choses ici. Je
lui ai dit qu'il pouvait faire des commentaires. En fait, très souvent, il
te dis des choses qui sont proches de ce que tu as pensé au moment où tu les
fabriques, comme si, finalement, il s'intéressait plus
à la genèse de la pensée qui a fabriqué les choses, plutôt que, seulement,
au résultat.
François Da Ros : Je pense que quand un
amateur achète une œuvre d'art c'est un complément de sa propre vision. Ce
qu'il achète renforce sa propre vision, secrète encore en lui…
Martine Rassineux : …
oui, mais, pour lui, ce n'est pas du tout de l'ordre du décoratif
et de l'ornementation intérieure d'une maison. D'ailleurs, cela
est renforcé par le fait que cette personne est quelqu'un qui vit
dans beaucoup de lieux éclatés, pour qui la chose dans l'intérieur
est annexe. Il vit avec des œuvres. Où il les met?…Parfois, d'ailleurs,
c'est trop grand, il ne sait pas où les mettre, mais ce n'est pas
un problème.
François
Da Ros : Cet aspect secret du complément de soi-même, pour nous
rassurer de tas de choses, revêt surtout de son importance du fait que beaucoup
d'amateurs achètent des œuvres qui ne sont jamais au mur. C'est leur secret.
On sait très bien que tous les bibliophiles, au siècle passé, avaient tous
leurs livres cachés avec des sujets plus légers. On ne s'autorisait pas à
le mettre au mur, cela ne fait pas digne de notre intimité… Un amateur recherche
bien des moments de vie chez l'autre qui correspondent aux siens.
François
Le Douarin : Cela peut être aussi bien d'une création
artisanale, que d'une œuvre d'art ? François Da Ros : Bien souvent,
il y a des œuvres qui sont dites complètement artisanales, et il
y a un petit détail dedans qu'on a envie de caresser. Cela atteint
ce même but.
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