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François
Le Douarin : Vous représentez
une entité collective : trois personnes. Dans ce projet-là, comment
vous présentez-vous ? Vous exposez dans le cadre du Mois de l'estampe.
Vous inscrivez-vous dans le champ de l'art contemporain ?
Martine Rassineux : Oui, en
ce qui me concerne, totalement. Il y a quand même une ambiguïté,
effectivement : j'imprime toutes mes gravures, je ne passe pas par
un taille-doucier, comme Nathalie. Je suis mon propre artisan.
François
Le Douarin : C'est
exceptionnel ?
Martine Rassineux : Je pense
que c'est indispensable, en ce qui me concerne. Cela conditionne
totalement ma
" production " ; ce n'est pas extérieur à ma pensée. Si je ne fais
pas imprimer, ce n'est pas parce que cela coûte trop cher ; ce qui
pourrait être une raison. Quand tu imprimes toi-même, tu as plusieurs
temps de travail, plusieurs maîtrises nécessaires et quand tu imprimes
tu deviens artisan, ce n'est pas autre chose. Cette façon de travailler
se répercute sur ta création, puisque tu crées en fonction de la
façon dont tu vas imprimer. Tu peux donner des ordres au taille-doucier… |
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François
Da Ros : … un Bon à tirer…
Martine Rassineux : … mais tu
n'auras pas cette expérience de l'impression qui fait que tu vas
graver autrement. Puisque tu as, toi, imprimé et que tu t'es rendu
compte qu'il y a des choses qui te conviennent. Ce papier (KACEROV),
si je ne l'imprimais pas moi-même, je ne pourrais pas me rendre
compte qu'il faut que je grave différemment pour faire cette impression.
Tout ce qui est extérieur à la création, changer les encres, on
peut dire que c'est la technique du taille-doucier, mais concevoir
l'œuvre en fonction du travail artisanal, c'est quelque chose d'indispensable
pour renforcer un certain type d'expression. Il n'y a que celui
qui fabrique l'image, donc le créateur, qui peut le faire. Si tu
n'as pas connu cette phase, on peut dire qu'obligatoirement cela
conditionne un certain type d'œuvres. Bien qu'on essaye de défendre
le contraire dans le Mois de l'estampe, c'est comme une espèce de
problématique insoluble : comment peux-tu concevoir une gravure
sans l'imprimer ? Cela veut dire quand même que tu en reviens à
la reproduction d'une œuvre créée par quelqu'un. |
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Bon
à tirer :
Le " Bon à tirer " est l'épreuve tirée par le taille-doucier (dans
ce cas)d'une plaque gravée par un artiste. Lorsque l'artiste y appose
sa signature avec la mention " Bon à tirer " elle devient l'épreuve
de référence pour tout le tirage. Pour le
" livre" c'est la même chose à ceci près : l'usage fait que la responsabilité
des fautes d'orthographe est partagée entre l'imprimeur et l'éditeur.
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François
Le Douarin :
Cela veut dire que tu as des collègues exposant au Mois de l'estampe
qui font appel à des taille-douciers ?
Martine Rassineux : Oui, surtout
les grands peintres.
François Le Douarin : T'es-t-il
arrivé d'imprimer des gravures d'autres personnes ? Martine Rassineux
: Oui, j'ai fait deux expériences. J'ai gravé des plaques pour un
peintre, en collaboration avec l'atelier René Tazé. C'est un peintre
qui avait environ quatre-vingts ans. Il avait fait des aquarelles
et il avait toujours essayé de les faire en gravure sans jamais
y réussir. Il n'avait que des essais qui n'étaient qu'un faible
halo comparé à ses aquarelles, cela n'avait rien à voir. Il voulait
pouvoir montrer une plaque à un éditeur et lui dire : " Je voudrais
que ce soit fidèle. " Dans ce cas-là, c'était des gravures de reproduction.
Cela pose exactement cette problématique-là : est-ce que tu fait
une copie bête ?
François Le Douarin : Est-ce
que c'est bête une copie ?
Martine
Rassineux :
… voilà, est-ce que c'est bête ? Est-ce que c'est possible ? Est-ce
qu'il faut autre chose ?
François
Da Ros : À ce moment-là, il y a des machines pour ça.
Si c'est pour reproduire, autant faire appel à la photogravure.
Martine
Rassineux : Oui, il ne s'agissait pas de faire de la
photogravure. On s'est rendu compte avec Tazé qu'il fallait faire
des tas d'essais techniques. Tazé faisait les essais techniques
et moi le dessin. Les deux n'étaient pas si éloignés que ça, mais
il fallait presque devenir la personne, capter l'âme de la personne
en dehors du côté technique et que tu devais faire un sandwich avec
les deux, parce que sinon, ce n'était pas que l'œuvre ne parlait
pas, mais cela ne pouvait pas être son œuvre. C'était donc très
ambigu. |
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François
Da Ros :
Le typo c'est quelqu'un d'assez silencieux, qui n'est pas du tout bavard.
Mais quand tu lui donnes la parole, il parle des heures. Tandis que Martine
ne parle pas autant que moi. Dans ce qu'elle a dit, elle a oublié de dire que
lorsque je fais mes propres typo, que je compose, j'ai la même vision qu'elle
: je ne distribue jamais un livre sans me voir en faire un autre derrière. Ce
qui veut dire que, pendant la distribution, je pense hériter de la mémoire du
plomb, du livre précédent. Je ne démonte pas n'importe quoi. J'ai suffisamment
de plomb pour faire mes livres. Dans le processus de quelque chose qu'on est
en train de faire, on est déjà ailleurs. Quand on compose, on alimente le futur.
Même si son livre est tout à fait ordinaire, que la personne n'est
pas reconnue comme artiste, si c'est quelqu'un d'autre qui compose
ce texte et qui vous le rend composé comme le faisait la machine,
quand c'était la TypoMeca ou autre, le typo ne peut pas rentrer dans
le texte, même s'il fait bien son métier, il y a des choses infimes,
des blancs, quand il compose il sent des choses ; il ne peut pas l'exprimer,
il le ressent. C'est extrêmement important, cela conditionne des tas
de choses, ce qui fait qu'une typo d'untel et untel est reconnue,
qu'on reconnaît sa patte. Elle est dans quoi sa patte ? Elle est dans
des choses que l'esprit saisit mais qui fait que ce n'est pas tout
à fait la même chose que celle de l'autre.
Moi, par exemple, on reconnaît mes blancs. J'ai toujours pensé qu'on
ne lit pas le caractère, mais on lit les blancs que le caractère détache
de la page. Le caractère le plus beau qui soit permet de détacher
des blancs, lorsque toute lecture ou toute vision d'œuvre graphique
t'emmène vers un certain blanc.
Qu'est-ce qui fait qu'un peintre donne un aspect avec les mêmes couleurs
plutôt qu'un autre, c'est ce côté qui n'est pas quantifiable réellement.
Pendant qu'il le fait, cela enrichit le futur. Quand j'employais la
mono, nécessaire pour certains livres, parce que je n'avais pas assez
de plomb, elle était toujours reprise à la main comme si je composais.
Je lui donnais la valeur, non pas de l'artisanat, mais des blancs
que j'enfermais dedans et qui transpirent dans la page.
Quand un artisan arrive à travailler dans ce genre là, il est forcément
artiste, mais il n'est pas rien que cela. |
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Distribuer
: C'est remettre chaque lettre, chaque signe et espace à la place qui est
la leur dans le cassetin et la casse qui leur sont réservés, selon leur famille,
le corps, la graisse, le romain, l'italique, le bas de casse ou la capitale. |
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Je
ne démonte pas n'importe quoi. J'ai suffisamment de plomb pour faire
mes livres :
Je distribue toujours pour réapprovisionner une casse dans laquelle
je vais composer immédiatement après. Pendant cette distribution
je pense au futur livre. C'est pour moi une espèce de rituel qui
me sert à entrer dans l'intimité de ce qui m'est encore inconnu.
Ainsi du plomb qui attend depuis vingt ans sa distribution… j'y
pense souvent… il mûrit et prend de l'âge… moi aussi… (le plomb
c'est un des chapitres premier de " Voyage au bout de la Nuit "
de Céline)
TypoMeca : La dernière fonderie française de plomb monotype.
L'une des plus importantes au monde, disparue depuis. |
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François
Le Douarin : Qu'est-ce qui fait qu'il y arrive ? Quelle
est la genèse de tout ça, en ce qui te concerne ?
François
Da Ros : La genèse… pour moi, je suis très inquiet. En
ce moment, on est dans des cycles où tout se mélange. On entre,
avec l'immigration, dans une espèce d'époque obscurantiste ; cela
veut dire qu'il va ressortir une autre lumière. Les cultures sont
en train de se mélanger. Qui va gagner, qui va perdre ? Je ne sais
pas. Mais il va y avoir une autre culture qui va ressortir. Pendant
quelques siècles, je crois, on va retomber. C'est le fait d'une
invasion. Les envahisseurs vont prendre le pas sur l'ethnie qu'ils
ont envahie. C'est comme ça, c'est l'histoire, il n'y a qu'à regarder
l'Antiquité : on considère que la culture grecque ou romaine est
tombée à partir du moment où leurs ethnies ont commencé à bouffer
la bouffe de leurs esclaves. Ce n'est pas du racisme, ce n'est pas
de l'ostracisme, je suis d'origine italienne… Je suis venu à huit
ans et demi. Cela remonte très loin dans le temps.
Pour moi, ce que tu me dis là répond vraiment à quelque chose d'enfoui
dans l'être humain dès les premiers âges. Le rapport d'une langue,
ce qu'il comprend dans son environnement et qu'il va rendre plus
tard, parce que ça, c'est imprégné pour toute la vie. Dans l'art
on peut très bien ressentir des périodes de pulsion. Il y a des
tas de peintres qui ont eut vingt ans de gloire à un moment, l'histoire
les retiendra dans ce milieu, ils font partie…
François Le Douarin : Non, mais
toi, en particulier ? |
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François
Da Ros : Moi, personnellement, c'est la même chose. Je
suis rentré en typo à l'âge de dix-sept ans, quand j'ai quitté le
séminaire, en philo. Je peux te dire que si je m'intéresse toujours
à la politique, c'est que pendant un an je composais la politique.
C'est un journal qu'on faisait à la main ; j'avais le même processus
spirituel pour rentrer dans les mots. Je me souviens de la troisième
et de la quatrième. Je démontais ça comme s'il s'agissait d'un texte
d'un livre d'art que je venais de faire. C'est un départ qui vous
suit toute la vie.
Martine Rassineux : Tu avais
aussi ce dédoublement de l'étranger qui contemple la langue…
François Da Ros : Bien sûr,
tous les mots étaient des découvertes pour moi. Il y a des mots
qui illustrent eux-mêmes leur propre signification. Par exemple,
serpent, qui siffle… L'autre jour, on mangeait des fraises. Fraise,
qu'est-ce que cela suggère dans la bouche ? Quelque chose qu'on
roule. En italien c'est fragola : tu la roules dans toute la bouche,
que tu veuilles
ou non.
Tous les mots prennent ce sens pour moi.
François
Le Douarin : Quand tu étais au séminaire, assez jeune,
tu as donc découvert la langue française. Comment cela s'est passé
?
François Da Ros : On avait une
méditation libre tous les matins. Moi j'ai médité sur la Bible,
mais tous les trucs externes au sacré : Sodome et Gomorrhe, le bâton
de Moïse sur le rocher…
Et
puis ce temps de méditation sur cet escalier Anakatabase, qui reliait
la cour inférieure où les gosses jouaient à la cour supérieure qui
était un lieu de passage, plutôt un jardin à la française, pour
aller à la chapelle. Cet escalier métallique, noir - parce qu'il
n'était pas peint, mais jamais rouillé,
à force d'être caressé - revêtait quelque chose d'ascension au ciel
dans
ma tête.
Ce qui fait que cela a toujours été mes recherches. Dans ma vie
il y a toujours eu Anakatabase : ana, en haut ; kata, de haut en
bas ; base de basis. Autrement dit : Anakatabase si le mot escalier
n'existait pas. C'est là-dessus que j'ai médité. Plus tard, j'ai
essayé de retrouver différentes choses de cet Anakatabase, l'escalier
de la vie. On ne sait pas quelle génération a donné ce mot. |
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La
troisième et de la quatrième : Il s'agit de la 3e et 4e colonne de la page
une du journal " Châtillon Presse ". Le souvenir remonte à la mort de Pie XII.
Le Patron-Rédacteur en chef avait titré son article " Une grande figure disparaît
". j'ai composé sur trois colonnes Une grande figure Disparaît avec un D (capitale).
Le prote mettant à l'œuvre sa " libre pensée " m'ordonne de mettre un d minuscule.
J'insiste et j'argumente le fait que D capitale fait prendre conscience de l'importance
du personnage et de la période historique que l'humanité a traversée, et que
n'étant pas un journal d'opinion il n'était pas du ressort de notre journal
de faire ressortir une quelconque opinion philosophique. C'était un titre choc
pour un personnage choc… j'ai gagné et je n'étais pas peu fier. Une grande figure
Disparaît C'était déjà de la subversion… |
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François
Le Douarin : … mais, c'est un mot que tu as inventé ?
François Da Ros : Ah ! non,
non. Il a été inventé au séminaire : "On va prendre l'anakatabase
; t'as qu'à prendre l'anakatabase… " Cela s'est perdu dans l'histoire.
François Le Douarin : Il était
où ce séminaire ?
François
Da Ros : A Flavigny-sur-Ozerain, dans la région de Montbard,
en Bourgogne. Cela s'est transformé en maison de retraite. Dernièrement
ce sont des intégristes, de Monseigneur Lefèvre, qui se sont installés
là.
François
Le Douarin : Le terme Anakatabase faisait donc partie
du séminaire.
François Da Ros : Il faisait
partie du vécu du séminaire.
François Le Douarin : Est-ce
que c'était explicité ?
François
Da Ros : C'était ma vision à moi.
Martine Rassineux : Il s'est
appelé Anakatabase, réellement.
François
Le Douarin : C'était le sens qui était donné à cet escalier
? C'était expliqué ?
François Da Ros : Non, ce n'était
pas expliqué, dans le sens " escalier de la vie ".
François
Le Douarin : Mais quand même avec les racines grecques…
François Da Ros : Oui, c'est
un peu comme ouetdoncornicar. C'est pour se souvenir des particules.
C'est magique comme mot.
François
Le Douarin : Quel sens cela a pris pour toi, par rapport
à ta pratique ?
François
Da Ros : Je pense que tout être humain est en Anakatabase.
On est toujours en recherche. Ceux qu'on voit dans la rue, justement
ne sont plus en recherche. Ils attendent la fin.
C'est la même chose dans tous les métiers ; avec un bout de bois
tu peux faire une table ou un bateau Avec les mêmes lettres on peut
faire du sublime et du monstrueux. La lettre m'a toujours séduit.
Inconsciemment tu entres au cœur du mot et au cœur de la pensée
de l'auteur.
J'ai fais un papier sur le site, où je mets " écrire de plomb "
parce qu'il m'est arrivé plusieurs fois d'avoir des perceptions
dans des langues étrangères que je ne connais pas, des perceptions
globales. Ce qui veut dire que le fait d'écrire et de lire l'écriture
de quelqu'un d'autre, même si ce n'est pas ta langue, c'est comme
une parole. Tu es comme dans un groupe de touristes, tu sens une
certaine ambiance.
Tu sens s'ils sont joyeux ou tristes, s'il y a des tensions… Un
écrit est aussi une langue, qui n'est pas parlée. C'est toi qui
lui donne vie.
Il m'est arrivé de faire un livre de poésie au format raisin (50x65),
Didot initiale corps 60, fondu spécialement. On avait du plomb pour
faire une page, cela coûtait énormément cher. Ce livre est un ode
à la femme. Pour faire une page, les approches n'étaient jamais
finies. Au moment du bon à tirer, on était tous là, suivant l'angle
cela change…On enlève un demi-point, un point… Il y a un moment,
il faut s'arrêter. On était dans une page, il avait déjà lu et relu,
moi aussi, et il me dit : " François, vous m'avez changé un mot,
là…
" Je dis : " Peut-être, je ne sais pas.
- Regardez la copie.
- Ah ben oui...
- Je le garde il me va mieux que le mien. "
Lui, il avait mis : l'amour jaillit.
Moi j'avais mis : l'amour sourd.
Par cette lenteur de la composition, j'étais entré dans son texte.
Il venait petit à petit, l'amour, donc ne pouvait pas jaillir. |
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L'année
dernière j'étais au Carrousel du Louvre, j'avais une forme, là-bas.
Un menuisier, un ébéniste, qui a un stand à côté, est venu me voir.
On a parlé de la forme comme, moi, j'ai pu parler de son bois. Quand
il a un bout de bois en main, il peut remonter l'histoire du bois.
Quand il s'agit de choses essentielles entre êtres humains,
je crois qu'il n'y a pas de séparation entre les artisans.
Martine
Rassineux : Tu as une pratique particulière, tu travailles
beaucoup l'écriture dans le plomb.
François Da Ros : L'autre jour,
j'étais en train de faire quelque chose et il m'est venu un texte.
J'ai perdu une matinée. Le fait même d'écrire, tu démonte l'écriture
par le métier. Quand j'ai entre les mains un livre de quelqu'un
et qu'il me la joue…
François
Le Douarin : C'est-à-dire?
François
Da Ros :
Il me la joue, c'est-à-dire qu'il se trompe lui-même. On peut faire
de très belles phrases et n'avoir rien à dire. L'essentiel est dit
dans quelques lignes un peu plus loin. Tu le sens.
Je ne peux vraiment faire un livre que quand le livre est décidé,
quand je fais un essai. C'est un essai |
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Quand
il s'agit de choses essentielles entre êtres humains, je crois qu'il
n'y a pas de séparation entre les artisans : Il n'y a pas de
séparation entre les Artistes qui ont poussé leur technique dans
ses derniers retranchements. Cet ébéniste que j'ai rencontré… à
partir de son pied de table est remonté jusqu'à la Vie de l'arbre.
A travers la lenteur de la composition lettre à lettre le typo entre
dans la tête de l'auteur, là où les lettres se conjuguent, où les
mots prennent forme pour se transformer en images dans la tête du
lecteur. Entre artisans qui ont poussé leur métier jusqu'à l'art
il n'y a pas de séparation… il n'y a que des chemins différents…
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que
je ne répète jamais tout à fait. C'est un essai comme montrer une
vision. Tu ne fais pas semblant de travailler, tu es dans le livre.
Quand tu fais le travail tu es vraiment dans une chose qui est extrêmement
importante, même si ce n'est qu'un simple livre.
Martine
Rassineux : Quand tu écris, c'est complètement différent
de faire une typographie pour le compte d'un auteur. La dernière
mouture du texte c'est quand même particulier. François Da Ros :
Je sais par expérience qu'il faut que je passe par des phases qui
ne serviront qu'à amener autre chose. Si je ne passe pas par là,
je n'arriverais jamais. Dans mon écriture c'est pareil. Je sais
qu'il y a des choses qui ne sont pas au point. C'est dans le composteur
que cela arrive. Cela n'est pas finalisé.
François Le Douarin : Est-ce
qu'il t'arrive d'écrire directement au moment de la composition
?
François Da Ros : Non, je ne
compose pas directement.
Il montre un texte manuscrit.
L'essentiel est là. Et après, c'est un filtre. Je dis toujours que
la matière, le plomb, aussi bien pour un peintre, le corps humain
est un filtre.
Je le disais il y a trois jours à un jeune infographiste typo, qui
fait du plomb, il a essayé, il a vingt-sept ans, c'est un littéraire
qui est à Estienne. Il est en train de composer une maquette que
j'avais faite avec Michael.
Je lui ai dit : " tu connais trop de choses intellectuellement dans
le livre et tu n'as pas passé toute cette expérience ; tu n'as jamais
fait de livre dans tes mains. Le corps n'apporte pas sa réponse.
Il y a juste ton esprit qui apporte la réponse. "
François Le Douarin : Il y a
un aspect de la durée liée à la fabrication…
François Da Ros :… liée à la
fabrication qui lui fait comprendre un mot au sens premier de son
intellectuel, mais pas au sens du vrai lecteur qui a ralenti sa
lecture. Il découvre ce métier ; il est tout feu tout flamme.
Martine Rassineux : C'est le
problème de l'esthétique qui ne dois pas entraver l'expression maximum
de choses dérangeantes. J'ai remarqué que quand tu fais une série
de dessins, de gravures, dans un premier jet, tu as tendance à ne
garder que ce qui est connu dans ta démarche. Il y a tout ce qui
est mauvais, que tu peux dégager, mais en même temps, si tu le dégages
très vite peut-être que tu perds les choses importantes, qui sont,
en fait, les choses les meilleures, à mon avis.
Tu as utilisé un mot tout à l'heure : le filtre. J'ai l'impression
que quand tu crées, si tu as accepté d'aller dans l'artisanat le
plus que tu peux, de mener les deux recherches simultanément, eh
bien j'ai l'impression que l'artisanat intervient comme un filtre
qui n'est pas limitatif, mais qui est un filtre qui permet de re-mouliner
la pensée, de la synthétiser et de lui faire dire l'essentiel.
François Le Douarin : Cela permet
d'épurer ?
Martine Rassineux : C'est comme
si les idées pouvaient être re-moulinées et perdre l'anecdotique
qui est inutile à la concrétisation. |
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François
Da Ros : Il montre le premier projet de KACEROV, puis
la réalisation définitive.
Le filtre, on le voit ici. Il est filtré, là. Ce n'est pas que,
ça, c'était mauvais en soi. Toute l'histoire était là, mais on ne
pouvait pas la lire. C'était bafouillé ensemble.
François
Le Douarin : Est-ce que tu penses que la procédure technique
fait intervenir quelque chose qui est de l'ordre de la lenteur ?
La technique de la typo, c'est quelque chose de lent, non? Cela
te paraît nécessaire dans l'approche au texte ? |
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Stade
initial du projet
KACEROV |
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François
Da Ros : Oui, cette lenteur est nécessaire et je dirais
même qu'elle est indispensable pour comprendre l'esprit du texte
et le rendre dans le livre pour faire qu'un livre ne soit pas comme
un autre.
Un livre est unique. Il y a une lumière. Moi c'est la lumière d'une
page que j'aime lire.
Quand on a été à la Foire de la poésie, à Saint-Sulpice, j'ai rencontré
un ami, enfin quelqu'un qui a la modestie de me montrer tous les
ans le livre qu'il a fait. Je reçois ça comme un compliment;
Il me dit : " Da Ros, assis-toi et dis-moi ce que tu penses de ce
livre. "
Il faut le faire, quand même ; il fait de la typo informatique.
C'est extraordinaire, ce qu'il fait. Mais seulement, il n'a pas
la patience.
Là, il me présente un livre - il croit en Dieu, c'est sa foi, il
écrit toujours des textes religieux - et c'est un livre en ascension.
C'est comme une prière, un livre très étroit. Je vois le livre,
avec un cercle, et dessous je vois le titre
" La chambre ". Je n'ai pas lu le texte, je suppose que c'est quelqu'un
qui est dans sa chambre. Je tourne, j'ouvre, je continue les pages
et arrivé à la fin il me dit :" Qu'est-ce que tu en penses ? "
Je lui dis : " Ce que je pense c'est que j'ouvre et, à travers le
trou, je vois le sol. Je vois le béton qui est par terre. Une fois
que j'ai tourné cette page qui est cachée, je ne le vois plus ;
mais c'est une erreur. Il devrait y avoir ta couverture en bleu
toilée, complètement obscure et tu fais ce découpage dans une couverture
papier à l'intérieur. Alors là, on voit le bleu qui peut t'entraîner
vers le ciel. Ensuite, tu as calé tous tes textes en bas ." Il voulait
qu'il y ait une ascension. " T'as fait des vrais coins, là. Tiens
retournes ta page comme ça, là. " Il retourne une feuille. "
T'as mis du Cochin, corps 14 ; c'est très bien composé, mais il
est trop gros, parce qu'il est très noir le Cochin. C'est bien d'avoir
choisi un caractère d'opposition, plutôt que de prendre un caractère
très mince. Il fallait prendre un caractère fort, parce que les
mots sont forts, le sens que tu exprimes est fort mais, en même
temps, il faut que ce soit suffisamment blanchi pour que ce soit
l'air qui passe entre les lignes qui donne cette légèreté. Là les
mots vont s'envoler.
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