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Tu as une portée musicale. C'est pour ça que ce signe anakatabasien
est aussi un signe musical. Je suis en train de le mettre en musique.
Il est jouable, j'ai déjà plusieurs musiciens qui ont essayé, mais
je voudrais quelqu'un de chevronné. Il y a des temps qui appartiennent
complètement à l'interprétation. Au début que j'ai découvert ça,
je suis allé dans une expo en Suisse, j'ai mis longtemps à entrer
dans le jeu, je me suis dit, tiens c'est bizarre, c'est peut-être
juste une amusade… Et puis petit à petit, ça s'est enferré… J'arrive
sur le parvis d'un grand magasin, il y avait des joueurs : guitares,
saxo, je ne sais pas quoi… J'attends qu'ils terminent leur morceau,
et puis je demande à l'un d'eux : " Est-ce que ça vous dit quelque
chose ? " Je l'avais pris dans le train, je faisais mes propres
recherches.
Il me répond : " Pourquoi pas… attendez, le chef, il va peut-être
nous le dire… "
L'autre me dit : " Ah… où est-ce que vous avez découvert ça ?
"
Je lui dis : " C'est dans des vieux bouquins, je ne comprends
pas…
- Ah oui, c'est bizarre, ça ressemble à des accords de guitare électrique.
"
La notion musicale passe ; c'est quand même curieux, tu vois.
J'ai écrit tout mon texte en français. A la fin du livre, j'ai transcris
en anakatabasien.
François Le Douarin : Tu
dis anakatabasien.
François
Da Ros : oui,
l'Anakatabase, a donné le nom au caractère anakatabasien… et à l'être
humain. L'Anakatabasien, c'est l'être premier. Ce n'est pas fini
l'histoire ! (rires)
François Le Douarin : Il y a
donc une structure commune à tous les caractères ?
François
Da Ros : Oui,
il y a une structure commune à toutes les casses françaises, à la
casse de plomb. Quel que soit le caractère que tu emploies, si j'écris
homme cela fait ça : si je mets une majuscule, le haut de casse,
je le fais avec le signe de majesté, ça suffit. Je fais le h, là
j'indique le bord de casse. Quand tu composes homme, l'œil part
de la droite, j'indique donc le sens de lecture. Je fais un trait
dessous, parce que c'est les chiffres, je pars d'ici, j'ai le 0,
le 9, et j'ai le h… et je l'envoie.
Ce signe d'envoi s'est imposé. Je fais le o. Le o, il est là. Je
fais le m. Pareil, je pars d'ici, tu as le r, t , là , avant, tu
as le y et je l'envoie… Comme tu as deux m, j'envoie deux fois.
Je fais le e. L'arrêt tu fais dans l'autre sens.
De cela, j'ai fait une étude autour du chinois, je l'ai dit dans
des conférences et aucun Chinois ne m'a contredit. L'histoire a
fait une erreur énorme quand on dit que le chinois s'écrit comme
ça, verticalement, parce qu'il s'écrit sur bambou. Le chinois est
en train de se transformer pour le commerce, il s'écrit horizontalement.
Le signe s'est simplifié.
Il a été écrit comme ça, parce qu'il y a des livres de prières où
c'est écrit comme ça. Physiologiquement, on descend par gradation.
Tu ne peux pas lire comme ça (il fait un mouvement de la tête, de
haut en bas, par saccades). Comme ça, on photographie.
Je dis que c'est la langue de l'esprit parce qu'un chinois va pouvoir
traduire, avec le plan de la casse française, homme dans son signe
à lui et il va comprendre une chose, une notion musicale. Attends,
je prends un autre porte-page : j'écris Jean…
…
Le j… e… J'écris le a, scolairement… j'écris le n, et je ferme.
Maintenant, en dessous, je l'écris en chinois ; comme si j'étais
chinois.
François Le Douarin : C'est-à-dire
?
François Da Ros : Ben, tu vas
voir… majesté… je fais le e, je l'envoie, je fais le a, je l'envoie,
je fais le n… je l'envoie.
Écris ça avec un calame et tu as du chinois.
Le Chinois qui vois ça va comprendre que ça se dit en une seule
émission de voix : Jean. Alors qu'en haut, il va faire : j - e -
a - n.
C'est la seule casse au monde qui a cette particularité, qui est
une portée musicale. En anakatabasien, tu ne fais jamais de faute,
parce que tu fais un signe sur un signe. Cela n'a pas le sens dramatique
que ça peut avoir chez nous, dans notre alphabet.
Je dis que c'est la langue de l'esprit parce que je ne peux pas
le lire couramment. Je l'écris couramment, mais ce n'est pas ma
structure de lecture. J'imagine la difficulté que peut avoir un
Européen pour lire le chinois et inversement.
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Martine Rassineux : François indique avec le petit trait
là, que le décompte se fait en partant de ce bord là, ou du milieu.
Si tu ne le mets pas, cela part du milieu.
François
Da Ros :
Martine est entrée dans l'Anakatabase à l'une de ses expositions
; elle avait fait mon titre. A l'époque, elle faisait des signes
différents de maintenant. On a correspondu en anakatabasien, pour
qu'elle puisse entrer dans le jeu et dans l'esprit. Elle ne faisait
pas les mêmes lettres que moi. J'avais du mal à la lire. Le m, par
exemple, je peux le faire différemment, en partant de l'autre côté,
c'est un m, aussi. Exactement comme tu peux écrire la lettre a différemment
d'une autre personne, on arrive quand même à comprendre.
François Le Douarin : Il y a
un aspect ésotérique dans toute cette histoire ?
François
Da Ros :Oui,
oui, voilà ; c'est un aspect caché. J'ai mis plus de trente ans
à le découvrir. C'est tellement bête les choses que l'on fait tous
les jours, qu'on n'analyse pas et que tu fais de façon mimétique.
Il n'y a pas un typo au monde qui, au bout d'un mois dans la boîte,
lorsqu'on lui demande d'aller chercher une lettre pour corriger,
ne se mette pas à compter sans descendre la casse (il fait glisser
une casse d'un meuble, placée en hauteur, et balade sa main sans
regarder). Tu amènes le e, tu comptes trois fois, tu amènes le i…
Mais avant que ça vienne à fleur et que tu puisses le rendre… on
fait des tas de choses comme des singes.
Le métier permet, dans le silence, de découvrir ce que tu fais,
pourquoi tu fais ci, pourquoi tu fais ça, ce qui est quand même
magique.
François Le Douarin : En fait,
si on reprend la genèse de cette histoire-là, c'est venu à la suite
non pas d'une erreur, mais de quelque chose qui a perturbé...
et qui a enclenché tout...
François
Da Ros :
…et qui a enclenché tout un processus qui fait que … Anakatabase
…
Moi
je trouve qu'un typo c'est celui qui va ailleurs que dans les apparences.
Il rentre dans la tête de celui qui interprète le texte. Un lecteur
fait la même chose. Tu lis un texte de Platon, t'es avec lui. Les
textes fondamentaux, c'est comme s'il est à côté de toi.
Quand je compose j'essaye d'être dans la tête de celui qui a écrit,
j'essaye de percevoir ce que lui a vécu à ce moment-là et de le
rendre au plus juste.
Je dis toujours aux auteurs et personne ne m'a contredit : " Vous
savez, en travaillant sur votre texte je pourrais dire quand le
téléphone a sonné : à cet endroit, votre pensée a été interrompue
et vous mettez quelques mots pour recoller en attendant de retrouver
le fil. " Il y a une rupture, qui se reconnaît, comme dans les bandes
que tu fais dans les raccords.
Cet anakatabasien a donné le nom aux éditions et, en même temps,
cela correspond au moment où je suis passé de l'autre côté. Ce n'est
pas quand j'ai commencé à composer que suis devenu typo, tout le
monde compose, tout le monde peut faire de la menuiserie, mais tout
le monde n'est pas capable de donner une vie à un meuble.
Avec l'Anakatabase, j'ai pris conscience ; l'homme prend conscience
que ce qu'il fait a une autre dimension que le simple aspect matériel.
Dans le volume 2, il ne comprend pas très bien cette histoire et
il essaye de comprendre. J'ai souri, quand j'ai vu ça au début.
Pour le deuxième volume, j'ai fait un palimpseste. Au cours de l'histoire
d'Anakatabase, j'ai écrit un texte sur l'ana - l'ana est en haut,
kata est en bas, etc.
J'ai
écrit le texte en anakatabasien, ensuite, j'ai effacé la moitié
du signe. Je les ai mises l'une au dessous de l'autre. Cela fait
vraiment du runique, des caractères de l'Antiquité qui ont disparu.
Je les ai mises les unes au-dessus des autres, en pensant que peut-être
dans l'avenir, un chercheur va dire : " Qu'est-ce que c'est que
ça ? " et puis d'un seul coup en photo : " Ah ! si je superpose
les deux, j'ai le signe complet ! "
J'invente toute une histoire qui est écrite à côté. Normalement,
les gens pensent que c'est la traduction. C'est complètement faux
! (rires)
François
Le Douarin : …Cela devient de plus en plus compliqué
!
Martine Rassineux : C'est toujours
le même propos. Le livre qui se détruit, qui se mélange.
François
Da Ros :Tout
se mélange dans la vie, tu ne sais pas, tu cherches, t'es étonné
de découvrir ça. Donc, je raconte ça. À la fin, je pousse le bouchon
: je suis censé raconter l'histoire de l'anakatabasien.
À la fin, il y a donc un glossaire, qui comporte sept mots, définis
par les dictionnaires ; sept mots, seulement, un tous les jours.
C'est une amusade, un propos pour rentrer dedans. De l'autre côté,
c'est en musique avec de vrais textes sur l'ana. Les gens font le
lien, ou ne le font pas…
Pour moi, l'être complet a compris qu'il fait partie de tout un
système qui lui échappe, et à la fin il ne lui reste plus que l'esprit
de l'homme, cette musique. Par exemple, quand j'ai fait tout l'anakatabasien
scolaire, j'ai fait des clichés. Je les ai emmené chez mon clicheur,
je ne lui ai rien dit. Il m'a rappelé : " Monsieur Da Ros, vos
clichés de musique sont prêts. "
Au début avec Martine, quand on correspondait, elle m'a fait une
blague. Elle m'a anakatabasé toute une lettre, avec un timbre. Je
la trouve dans ma boîte aux lettres. Je me dis : "C'est pas possible,
le facteur n'a pas pu l'avoir… Ah voilà ! Il n'y a pas de tampon
dessus… " Moi, à sa place, j'aurais décollé un timbre avec un
tampon.
Je me suis dit qu'il fallait que je lui fasse une blague aussi.
On se connaissait à peine, on avait fait un livre ensemble, c'est
tout. J'écris toute une lettre en anakatabasien, l'enveloppe également,
l'adresse, tout. Je vais à la poste, et je vise une bonne femme
qui pouvait être plus aimable ou qui pourrait accepter et je dis
: " J'ai une amie anakatabasienne, qui est à Paris, elle ne connaît
personne de sa langue et cela lui ferait plaisir de recevoir une
lettre qui lui soit adressée dans son écriture. Est-ce que vous
pourriez l'oblitérer et la mettre dans une enveloppe de réexpédition
? "
Elle dit : " D'accord. " Martine l'a reçue.
Martine
Rassineux : On sait que c'est une écriture, en tout cas.
J'ai l'impression que ce qu'il y aurait de commun entre KACEROV
et Anakatabase, et même ce que j'aime dans l'ensemble des éditions,
c'est que c'est toujours le même propos : c'est un peu le regard
du typographe sur lui-même, la contemplation de l'écriture en train
de se faire. L'acte de composer, vécu, qui est mis sur papier. La
réflexion sur soi-même en train de faire le livre.
Le livre peut prendre différents aspects : Anakatabase est extrêmement
classique, mais sous son enveloppe apparemment classique, le propos
n'est pas plus classique que celui-là (KACEROV). Le livre
est démonté dans toutes ses possibilités.
Par exemple, dans le palimpseste, ce qui est drôle, c'est qu'on
peut penser que c'est la traduction qui est à côté, mais en réalité
ce n'est pas plus écarté que cette vision utopiste de la traduction.
Aucune traduction n'est possible, en réalité. Quand il y a traduction,
elle est toujours fausse. C'est toujours ça le propos : la dérision.
François Da Ros : Ce n'est pas
tout à fait une dérision… Enfin… oui, c'est ne pas prendre au sérieux…
François
Le Douarin : … peut-être souligne-t-on l'aspect dérisoire…
François
Da Ros :
… c'est l'aspect dérisoire d'un…
Martine
Rassineux : … c'est aussi une dérision de montrer les
côtés importants de la langue ; ce qui oblige à réfléchir sur la
langue d'une autre façon, à voir les racines des choses…
François Le Douarin : Est-ce
que ça vous dérange si je fais les photos de pages d'un livre en
anakatabase?
François
Da Ros :
Non, non pas du tout, je vais le chercher. Tu vois, je le regardais
depuis tout à l'heure (KACEROV), puisqu'il est posé là ;
je ne l'ai jamais vu autant de cet angle là. Finalement, que peut-être
que toi, tu ne le vois pas comme ça, moi je ne le vois pas comme
un livre. Je le vois comme autre chose qu'un livre. Ce n'est pas
un livre.
Martine Rassineux : En fait,
la façon dont on travaille, dans les éditions, on essaye de ne jamais
théoriser. On essaye que ça vienne naturellement…
François
Da Ros :
… laisser mûrir.
Martine Rassineux : Normalement,
quand tout est place, il y a évidemment une théorie qui s'instaure…
François Da Ros : … après coup.
François Le Douarin : Il y a
un aspect artisanal justement là dedans, non ?
François
Da Ros :Oui,
dans la démarche.
Martine Rassineux : C'est vrai.
C'est laisser parler la matière, et si elle parle toute seule…
François Le Douarin : Qu'est-ce
tu appelles la matière ?
Martine Rassineux : Les matériaux,
ce qui t'inspire. Pour moi, les séances de travail, cela va consister
à dire : j'oublie tout ce que j'ai fait avant et on verra ce qui
se passe. Tu as des idées, mais tout est en évolution possible.
François Le Douarin : Est-ce
que, par exemple, vous êtes dans une démarche où vous avez une idée
au départ, qui peut progresser et en faisant les choses, on réalise
qu'on va dans une autre direction ?
Martine Rassineux : Bien sûr.
François Le Douarin : Dans ce
cas-là, allez-vous au bout de votre idée de départ, ou prenez-vous
la bifurcation ?
François
Da Ros :
L'idée reste, mais elle peut complètement changer par rapport à
ce qu'on pensait que cela allait être.
Martine Rassineux : On n'est
pas très attachés à la forme.
François Le Douarin : Je cous
pose la question parce que c'est un processus qui m'a souvent été
évoqué par les personnes que j'ai rencontrées.
Il y en a qui me disent : " Moi je vais au bout, parce qu'il
y a un processus technique ou financier, qui est lourd, je ne peux
pas me permettre de bifurquer. Je vais au bout de mon idée de départ,
mais je garde en mémoire mes chemins de bifurcation pour d'autres
réalisations. "
François
Da Ros :
Non, non…
Martine Rassineux : C'est une
démarche que je refuse totalement…
François
Da Ros :
… complètement.
François Le Douarin : Vous m'aviez
dit que vous étiez capable de détruire complètement…
Martine Rassineux :… c'est ce
que j'allais dire : on met à la poubelle.
François
Da Ros :Tu
vois le premier par rapport à ça (KACEROV). Dans le premier,
tout ce qui est dedans n'est pas faux, mais c'est trop chargé, il
y a plusieurs histoires là-dedans.
Quand tu vas dans une salle écouter une conférence, il ne s'agit
pas, quand tu rapportes la conférence, de rapporter les réflexions
des gens qui sont autour de toi. Cela fait aussi partie de la conférence,
mais, là, on rapporte des bruits. Ce qui fout en l'air un livre,
c'est quand on mélange la conférence avec les bruits de salle, qui
peuvent faire l'objet d'autres livres, ou d'autres chapitres. C'est
pour cela que les chapitres existent, aussi.
L'idée
de départ, pour nous, c'est le livre, même si, au début, on sait
que l'on va cafouiller comme là. On change, on fout tout en bas.
Martine Rassineux : C'est vrai
: on laisse reposer, et si ça ne nous convient pas, tant pis, on
dégage, même s'il y a des impératifs matériels.
Après,
sinon, il y a toujours une espèce de toile de fond de quelque chose
qui aurait dû ne pas exister et qui traîne. Cela entrave trop de
choses, en fait.
François Le Douarin : Et l'aspect
de la rentabilité, je dirais, économique, de l'affaire ?
Martine Rassineux : … (rires)
…
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