François Le Douarin : (je lis) " … alphabet sacré du typographe "…

François Da Ros : Voilà… c'est la langue de l'esprit , l'alphabet sacré du typographe. Martine avait fait une gravure, qui était ça. Je ne voyais aucun artiste, et c'est là, où j'ai commencé à lui en parler, ne sachant pas qu'elle avait fait un peu de typo à Estienne.

François Le Douarin : Tu es donc passée à Estienne ?

Martine Rassineux : En fait, j'étais maquettiste, à l'époque, à Amiens, dans une boîte qui faisait du dessin de lettres et des enseignes lumineuses au néon et plexiglas. On pouvait avoir une formation à l'école Estienne, des cours de promotion sociale, donc je suis venue pendant deux ans le samedi faire de la typo.

François Da Ros : Tu vois, ce livre tend à démonter toutes les langues… enfin, à démonter notre langue à travers d'autres langues qui s'infiltrent au milieu des lettres pour montrer l'appartenance qui se cache dans toutes les langues, même si elles n'ont pas le même alphabet.

La préface, c'est quelqu'un que j'ai retrouvé - puisqu'on a fait les mêmes études, lui sur Paris et moi en province - on s'est retrouvé à travers ces traductions, c'est lui qui m'a fait le grec et le latin. J'avais écrit à je ne sais plus quel moine, dans je ne sais plus quelle abbaye : ils ne comprenaient pas l'histoire. Quand ils ont su que l'autre était sur le coup, hop ! ils me l'ont envoyée. J'avais donc deux traductions en latin ; j'ai préféré la sienne, elle était meilleure.

Lui, à l'époque, il était à la Sorbonne ; il avait trois élèves en grec. Trois élèves seulement. Il était malheureux comme tout! Il devenait complètement fou. Quand il s'est marié, il a fait son faire-part de mariage en grec d'après l'acte de mariage d'un Grec de l'Antiquité.

Alors, dans ce livre, il y a le corps 9, là en capitale, et le corps 36. Cela montre aussi qu'un gros caractère ne se lit pas plus mal ou mieux qu'un petit caractère. Quand tu es dans le sujet, tout prend la même importance, c'est la lettre qui est importante, pas la grosseur ; ça ne sert que pour attirer. Dans l'esprit, ensuite, on met tout au même niveau.

François Le Douarin : Là, le fait que ce soit en capital, cela a quel sens ?

François Da Ros : A l'intérieur, tout est en bas de casse. C'est pour détacher complètement.

François Le Douarin :C'est-à-dire, à l'intérieur ?

 

François Da Ros : A l'intérieur du livre. Là, c'est la préface. Il n'y a que la préface qui est en capital. C'est important pour que ça se détache. Je voulais le ralentissement de l'écrit… de la lecture… pour bien découvrir le mot, pour qu'on lise plus diffic…

Pour qu'on lise, en fait.

A l'intérieur, j'ai fichu en bas toutes les conventions dans laquelle une langue est entrée, à partir du moment où elle existe. Les Grecs tiraient tous les mots collés pour qu'il n'y ait que les lettrés qui puissent comprendre ; là je veux que pour celui qui connaît le français, il ne soit pas nécessaire d'obéir à la convention selon laquelle quand un mot est coupé il faut une division. Si tu connais la langue, tu n'en n'a pas besoin.

Tu vois le principe : chaque mot, de l'autre langue s'inclut dans le texte français.

Le français n'a pu contenir que 19 langues. Ensuite cela s'est arrêté. Les langues sont arrivées au fur et à mesure que je les ai mises en page, au fur et à mesure qu'elles arrivaient…

François Le Douarin : …le français n'a pu contenir que 19 langues ?

François Da Ros :Oui, la longueur du français a déterminé l'acceptation des autres langues. Il n'a pu contenir que 19 langues, pour ce texte. On découvre des choses : là le point, cela peut être une virgule. Le point c'est aussi autre chose. Ce i termine le mot. Le j qui prend sur l'autre mot, c'est aussi un i.

François Le Douarin : Là, qu'est-ce que c'est comme langue ? Le tchèque ?

François Da Ros :Non, ça c'est le polonais. J'ai appris là qu'il y a plus de w dans le polonais que dans l'anglais. Je l'ai découvert là, tu vois. La mise en page, t'es obligé de chasser de trois lignes. Elle s'est imposée d'elle-même.

François Le Douarin : Il est beau ce caractère (je montre le texte français).

François Da Ros : C'est le Nicolas Cochin. C'est ma vie, depuis le début. Cette couleur rouge qui est extrêmement dense… Je tourne les pages

François Le Douarin :Ah, voilà le grec… et ça ?

Martine Rassineux : C'est le portugais…

François Da Ros : Il y a aussi l'invitation à pouvoir glisser d'une page à l'autre.

Dix neuf fois, on m'a demandé pour la traduction le sens du mot castin, en fait il faut aller chercher à cassetin. Les traducteurs me disent : " On ne trouve pas ce mot là. " Je dis, ne vous inquiétez pas, c'est un vieux terme. Je parle du cassetin du diable, qui a existé au plus fort de la libre pensée. Le cassetin du diable est un cassetin qui, généralement, se trouve dans les coins, selon l'emploi des maisons. Quand tu as une lettre qui est abîmée, pas cassée, on la met dedans. C'est presque un purgatoire. Surtout pour les travaux de ville, c'est d'essence chrétienne la culture française, c'est toujours les mêmes lettres qui reviennent : les a, les e, on ne les foutait pas en l'air. Des fois, tu n'as pas le temps de distribuer, tu vas là, tu ouvres la lettre, tu prends une petite épingle, tu ouvres l'œil, ça sauve un travail. Le cassetin du diable était extrêmement important ; on ne mettait pas dedans une lettre cassée. Une lettre cassée, on la mettait dans une boîte qui va fondre. On mettait des lettres qui pourraient être utilisables.

Le cassetin du diable, à partir de ma langue maternelle, j'en ai fait un château : cassetin, castello, castelin, castin c'est en patois. C'est un apport à la langue.

Ça, c'est une gravure qui fait 3,2 mètres de long, elle est montée sur plusieurs volets collés. C'est du papier du Japon, très mou, mais extrêmement solide.

Martine Rassineux : Il sert à faire les cloisons dans les maisons.

François Le Douarin : On voit déjà les caractères anakatabasiens, là par derrière…

François Da Ros :Tu as la transparence. C'est pour ça que quand tu arrives à la fin, tu repars dans l'autre sens.

François Le Douarin : Qu'est-ce qui est écrit, là ?

François Da Ros : Tout le texte français que tu as lu avant. J'ai juste introduit une difficulté, c'est que la lecture part du bas.

François Le Douarin : Pourquoi, cela a été fait sur un autre papier avec la gravure de Martine ? Cela aurait pu être fait à la suite ?

François Da Ros : Cela aurait pu être fait à la suite, mais cela n'aurait pas fonctionné de la même manière.

Martine Rassineux : Le papier n'aurait pas permis cette transparence.

François Da Ros : Le papier était trop fragile… en même temps, c'est la séparation entre l'esprit et la matière. Le livre complet, c'est les deux. L'être complet, c'est ça , mais tout le monde ne comprend pas. On a eu une réflexion qui nous a fait extrêmement plaisir : il a été vendu à la bibliothèque de Poitiers. Le conservateur, qui est un bibliophile, a dit à notre courtier : " C'est un livre qui me rappelle les grands livres du Moyen Âge. "

Chacun perçoit ce qu'il veut là-dedans, évidemment tu as tout et rien… Je pense qu'il a dit ça par rapport au sens du texte.



L'œil : est la partie de la lettre qui reçoit l'encre.









 

François Le Douarin : Est-ce que tu peux concevoir de présenter le texte, par exemple, sur le site Web, sans qu'il soit mis en forme de cette façon là ?

Martine Rassineux, François Da Ros : Non.

François Le Douarin : Pour accéder au texte, il faut donc lire le livre ?

François Da Ros : Oui, oui, parce que ça n'a pas de sens autrement. Il n'a pas été fait pour ça. Tu te prends au jeu. C'est là où c'est très trouble, parce que tu lis le français et tu peux penser que c'est la traduction, juste au même niveau… ce n'est pas vrai. Là, tu es beaucoup plus en avant, dans le caractère. Dans le fonctionnement de l'esprit, tu penses à une chose, mais tu es bien plus loin. Là tu es en train de m'écouter et, en même temps, tu penses à ce que tu vas faire tout à l'heure.

François Le Douarin : Toutes proportions gardées, c'est un peu mes histoires de colonnes.

François Da Ros : Oui, c'est ça. Et je voulais garder ce trouble, mais visuel.

Martine Rassineux : Dans le site, je n'ai jamais mis les textes. De même, que je n'ai pas mis les gravures. Parce que je me suis dit que les gens allaient désosser les choses et, tout compte fait, ne verraient pas le livre. En fait les livres, c'est la rubrique la plus importante dans notre site. C'est la rubrique que j'ai fait en dernier, parce que je ne voyais pas comment pouvoir les faire, les monter. Je ne voulais pas que l'on clique sur une page et qu'on la voit bien. On revient au truc initial, ceux qui aiment les gravures et qui ne regardent que les gravures, ceux qui aiment le texte et qui ne regardent que le texte. Ils oublient le livre, en fait.

François Le Douarin : (je montre le texte italien) Là, c'est toi qui as fait la traduction?

 

François Da Ros : Ah non, non, chaque fois il y a un traducteur, même en italien. Il y a une cassette de ça, de toutes les langues mélangées. Quand une langue prend le pas sur l'autre, tu as le français qui s'efface. Dans les arrêts, il y a le français qui monte un peu. Il nous a fait un beau montage. Pour être imprimé de cette force, cela ne pouvait être imprimé qu'en Phoenix, je faisais deux encrages et une surimpression. Tu ne peux pas obtenir la même charge d'encre en un seul passage. La lettre bave. Il y a ça aussi, avec du vieux matériel tu peux vraiment mettre des choses… tu as une densité.

Phoenix : Machine à imprimer du type " porte-feuille " de marque allemande avec laquelle le texte est imprimé en un seule " frappe ", contrairement aux machine à cylindre.

Deuxième entretien

Mardi 26 août 2003

François Da Ros et Martine Rassineux me montrent leurs suggestions, ainsi que les définitions qu'ils ont préparés concernant la retranscription du premier entretien. Il leur semble important d'ajouter le terme expérimentation pour désigner la démarche des éditions Anakatabase (voir page 128). Cette suggestion provoque une conversation

Martine Rassineux : L'expérimentation est importante pour nous, mais d'un autre côté on est gênés pour utiliser ce terme, car on se rend compte, en regardant d'autres livres que nous a présenté notre courtier, que cette notion d'expérimentation désigne souvent dans le livre d'art des choses dans lesquelles on ne se reconnaît pas du tout. On trouve chez eux plein de choses qui sont très mal réalisées techniquement.

François Da Ros : Justement, on a l'impression que l'idée qui est mise en œuvre est plus importante que le résultat.

François le Douarin : Ce sont des jeunes, des gens que vous connaissez ?

Martine Rassineux : Non pas spécialement jeunes ; ce sont des gens qui font du livre d'art.

François Le Douarin : Ils se trouvent sur le même marché que vous ?

Martine Rassineux et François Da Ros : Oui.

François Le Douarin : Ce marché a été modifié ces temps-ci ?

Martine Rassineux :Oui, récemment, deux trois ans.

François Da Ros : Peut-être même plus, il y a déjà quelques années. Les bibliothèques en sont folles.

François Le Douarin : Vous vous sentez marginalisés ?

Martine Rassineux : Ah oui !

François Da Ros : Le livre traditionnel est considéré comme étant un peu ringard.

François Le Douarin : Il n'y a pas d'autres collègues, avec qui vous vous retrouvez quand même ?

Martine Rassineux : C'est compliqué, parce que tu as deux sortes de choses. Tu as ces livres d'artistes, enfin dits " livres d'artistes ", qui ne font que ça. Et tu as des gens qui font des choses, effectivement, très ringardes.

François Le Douarin : C'est-à-dire ?

Martine Rassineux : C'est-à-dire, un texte d'un côté, et une image en face.Et puis, c'est : pas de recherche, ça s'arrête là. La typo est inexistante, ce serait imprimé avec l'ordinateur, cela reviendrait au même. Il n'y a pas de réflexion qui lie les choses, qui les incrustent dans le papier. A l'opposé, tu as des gens qui expérimentent de la matière pour de la matière. J'ai vu un livre sur des fleurs, avec plein de fleurs collées, qui se décollent, qui se désagrègent ; j'ai vu des fleurs, c'est tout. C'est inabouti. Et en plus ce côté d'une chose qui se désagrège, c'est désagréable.

François Da Ros : On demande un minimum d'aboutissement, rien que du côté technique. On peut penser qu'on ne comprend pas, que ça nous échappe, mais quand j'ai demandé à notre courtier : " Qu'est-ce que vous avez de beau à nous montrer ? ", il me sort ce livre. Il me demande : " Qu'est-ce que vous en pensez ? " Cela montrait bien qu'il était un peu démonté lui-même. Cela se vend ces choses-là.

François Le Douarin : Ce courtier est une sorte de passage obligé entre les bibliothèques et les … ?

François Da Ros : … les faiseurs de livre, Oui. Alors je lui dit : " Je suis un peu débouté, mais ce que j'en pense quand même, c'est que dans tout ce brouhaha, il y a quand même le livre qui reste. L'idée du livre. " Ces personnes-là pensent que plus ils ont fait des livres, plus ils ont fait le Livre. Avides de livres.

Martine Rassineux : Il y a un côté commercial, tu vois une personne, par exemple, en faire à tour de bras.

François Le Douarin : Ce sont qui ? Des typographes, des imprimeurs ?

François Da Ros : Ah non, pas du tout : des artistes.

Martine Rassineux : Cela peut être un découpage, des œuvres originales, d'ailleurs en général, ce ne sont pas des multiples.

François Da Ros : Le fin des fins c'est un livre où l'artiste a mis en sachet selon le même principe que tu trouves quand tu achètes des tranches de jambon, tu as une huître qui pourrit lentement, une patte de poulet… tout ça est relié avec une agrafe en haut, (rires) tu es complètement perdu là-dedans. Alors je lui ai dit : " Combien ça se vend ? " Il me dit, 3000 francs. Réflexion avec Martine, l'ambition d'aujourd'hui, serait que chaque conservateur de bibliothèque…

François Le Douarin : Les conservateurs vont dans ce sens ?

Martine Rassineux : Certains, c'est très net, d'autres refusent.

François Da Ros : Même chez les bibliothécaires, il y a le livre qu'on faisait avant, et maintenant, il y a le livre contemporain. Comme personne ne veut échapper à ce qui se passe, chacun essaye de faire sa spécificité par rapport à d'autres bibliothèques.

Martine Rassineux : Je crois qu'il y a quelque chose qui n'a pas grand-chose à voir ni avec le côté philosophique ni avec la création, qui est la rentabilité : les gravures ne se vendent pas du tout. Les gens ne font plus de gravures et qu'est-ce qui se vend ? Des originaux. Les gens font des montagnes de petits livres, qui se vendent pas très cher, parce que ce sont des originaux.

François Le Douarin : Pourquoi font-ils des objets qui s'apparentent à des livres ?

Martine Rassineux : Parce que ça se vend. Cela se vend mieux qu'une œuvre sur papier, toute seule. Il y a un créneau qui est la bibliothèque. Beaucoup de choses sont faites en fonction de ça. Si personne ne les achetait, je ne suis pas sûr que la création existerait vraiment sous cette forme.

François Le Douarin :Vous vous y retrouvez là-dedans ? Vous arrivez à vendre quand même ?

Martine Rassineux : Un petit peu. J'imagine qu'une personne qui achète ça doit penser que le fait de soigner la réalisation d'un étui, par exemple, c'est désuet. Tu vois des montagnes de livres où les coins sont éborgnés, le bout de toile est mal collé…

François Le Douarin : Ce ne sont pas des professionnels du livre.

François Da Ros : Tu demandes-là, de faire un travail de professionnel, moi ce qui me gêne c'est que quand on fait une boîte ouvrante, le couvercle doit se fermer, il ne doit pas être en biais (il pose une feuille posée sur une autre qui dépasse de travers) J'ai soulevé le problème au courtier, je lui ai dit : " ça, c'est un peu gênant. " Il me dit : " Ouais, oh… mais tu sais, c'est l'artiste qui l'a fait… " Je lui dis : " Une boîte elle s'ouvre et elle se ferme ."

Martine Rassineux : Il y a ce côté : on donne à l'artiste le droit de mal faire une tâche qui était traditionnellement attribuée à quelqu'un d'autre. Moi, soit je sais le faire et je le fais comme un professionnel, soit je ne sais pas et je vais voir un professionnel.

François Da Ros : Quand on le fait, on le fait.

Martine Rassineux : Je ne vois pas ce que cela apporte de plus au contenu, que l'étui soit mal fait. Parce qu'après c'est tout qui est comme ça.

François Da Ros : Dans ce genre de livre, j'accepte qu'il y ait une idée, comme ça, si elle était aboutie et qu'on aille vers ces choses qui sont faites pour se dégrader. Mais il faut que ce soit senti. Il y avait une idée là-dedans. Je crois que l'idée leur est inconnue mais ils l'ont fait quand même. Le livre attire toujours, d'autant plus qu'il disparaît presque. Ce gens qui ne savent pas faire le livre essayent avec leurs moyens. Le livre est profondément ancré.

Martine Rassineux : Les techniques que ces gens utilisent, ils ne les maîtrisent pas du tout. Ce sont des artistes, très traditionnels, à mon avis. Ce que je trouve choquant, c'est que tu n'as pas du tout d'accords entre les matériaux utilisés. La photocopie est faite sur du vulgaire papier laser, et c'est recollé sur un papier de Moulin. Au premier coup d'œil, tu as un désaccord entre ce papier blanc bleuté désagréable quand il est en contact d'un papier qui n'a strictement rien à voir ; d'ailleurs, le fait que ça se décolle ce n'est pas par hasard, la colle n'a pas pu pénétrer. Les matériaux sont en désaccord et ça hurle. Tu ne penses même pas aux motifs présentés, tu ne penses qu'aux matériaux en désaccord.

François Da Ros : Pour moi, ce qui ressort de tous les livres présentés (bien une vingtaine), c'est que les livres les plus sincères, les plus aboutis, ce sont les livres des personnes, je mets entre guillemets, moins lettrées que d'autres, de façon moins savante, avec moins de ruses dedans. On peut trouver, par contre, des choses intelligentes, très alléchantes mais calculée, c'est très grave. Cela nous poussent dans un camp…

Martine Rassineux : … un camp commercial. Quand tous les objets sont identiques, sur le même modèle, tu n'individualise même plus les livres, ils sont tous pareils, de tous formats, en triangle, en rond en ovale, jusqu'à la broche… Tu as l'impression que c'est le monoprix du livre…

François Da Ros : Si ces livres existent, ce n'est pas la faute des artistes ou des faiseurs de livres, mais ce sont les responsables de bibliothèques qui acceptent, qui sont responsables qu'aujourd'hui ce genre de livre se fait. C'est ça qui est grave. Pour moi, c'est incroyable, parce qu'un bibliothécaire a fait des études, il a une culture… Je pense qu'il y a vraiment, de la part des conservateurs, des responsables de bibliothèque, un manque d'intelligence et de culture : un livre, qu'on le veuille ou non, ce n'est pas comme une estampe. On peut penser qu'un livre est la maison d'une pensée. Ces maisons s'écroulent, elles ne peuvent pas être habitées par le texte. Peut importe la forme, mais ça doit tenir debout. Là ça ne tient pas debout.

Martine Rassineux : Je me souviens d'un livre pour lequel le courtier a sorti une feuille et a dit : " C'est au cas où vous voudriez lire le texte, mais ce n'est pas vraiment utile, il ne fait pas partie du livre, c'est en plus. " Tu sens un peu que les conservateurs doivent avoir la même attitude, cela les gêne, puis tous comptes faits, cela les amuse. Ils ont l'impression de pénétrer l'art contemporain. Beaucoup de gens mélangent des techniques. C'est très difficile de maîtriser plusieurs techniques. Faire un nouveau langage… c'est assez fascinant parce que cela donne des résultats plastiques très riches, inattendus…

François Da Ros : … c'est surtout fascinant pour la personne qui fait le livre et qui est étonnée qu'on lui achète. Ce qu'on fait aujourd'hui dans le livre, sans être méchant, c'est du livre pizza : tu jettes un tas de trucs, il y a une pâte au fond…

Martine Rassineux : J'adore toutes ces démarches mais quand je vois les résultats qui sont montrés, je trouve cela navrant. Moi je suis intéressée pour chercher des matériaux nouveaux, matériaux industriels etc. sur lesquels on pourrait imprimer. Ce que j'aime en gravure c'est de chercher sur quoi tu peux imprimer en fonction de l'idée que tu as. Le principe étant de se dire qu'on peut imprimer sur n'importe quoi, mais il faut que l'encre tienne dessus.

François Da Ros : Il est curieux de constater que le livre, entre guillemets, sans image, tient le coup : un mot doit se lire, il ne doit pas être effacé. Le texte reste le texte, même très industrialisé, le contenu n'est pas déformé. L'artiste ici efface, il rajoute, on ne reconnaît plus l'œuvre Là où il devrait y avoir de la création, des idées, c'est un vrai couscous, tout est mélangé, c'est le désordre, l'être humain est dans le désordre dans sa tête ; il mélange tout.

Martine Rassineux : Ces démarches de livre, sous des apparences créatives, sont en fait très tristes. C'est complètement théorisé. Tu sens la personne qui a établi un système : le pochoir, les images scannées-découpées… il n'y a pas de démarche, c'est une théorie matérielle.

François Da Ros : Pendant des siècles, l'être humain… enfin c'est comme ça que je le vois : l'art est une prière à la nature, pas au sens religieux : une incantation ; on était en prière avec l'univers. Et d'un seul coup, on bascule et aujourd'hui, les gens sont en prière avec eux-mêmes. Ils prient ce qu'il ont en dedans. Aucune référence avec l'univers avec lequel ils vivent. C'est ce détachement qui est extrêmement déroutant. Comment faire le lien ? Certains peuvent y arriver, et pour d'autres : c'est eux au centre. Et alors, là, s'il n'y a rien dedans… qu'est-ce qu'il reste ? Il y a du beau papier… A ce moment-là je demande au moins une technique. Là on ne peut plus parler d'art et de création, à mon sens.