Deuxième
entretien
Mardi
26 août 2003
François Da Ros et Martine Rassineux me montrent leurs suggestions,
ainsi que les définitions qu'ils ont préparés concernant la retranscription
du premier entretien. Il leur semble important d'ajouter le terme
expérimentation pour désigner la démarche des éditions Anakatabase
(voir page 128). Cette suggestion provoque une conversation
Martine
Rassineux : L'expérimentation est importante pour nous,
mais d'un autre côté on est gênés pour utiliser ce terme, car on
se rend compte, en regardant d'autres livres que nous a présenté
notre courtier, que cette notion d'expérimentation désigne souvent
dans le livre d'art des choses dans lesquelles on ne se reconnaît
pas du tout. On trouve chez eux plein de choses qui sont très mal
réalisées techniquement.
François
Da Ros : Justement, on a l'impression que l'idée qui
est mise en œuvre est plus importante que le résultat.
François
le Douarin : Ce sont des jeunes, des gens que vous connaissez
?
Martine
Rassineux : Non pas spécialement jeunes ; ce sont des
gens qui font du livre d'art.
François
Le Douarin : Ils se trouvent sur le même marché que vous
?
Martine
Rassineux et François Da Ros :
Oui.
François
Le Douarin : Ce marché a été modifié ces temps-ci ?
Martine
Rassineux :Oui, récemment, deux trois ans.
François
Da Ros : Peut-être même plus, il y a déjà quelques années.
Les bibliothèques en sont folles.
François
Le Douarin : Vous vous sentez marginalisés ?
Martine
Rassineux : Ah oui !
François Da Ros : Le livre traditionnel
est considéré comme étant un peu ringard.
François
Le Douarin : Il n'y a pas d'autres collègues, avec qui
vous vous retrouvez quand même ?
Martine
Rassineux : C'est compliqué, parce que tu as deux sortes
de choses. Tu as ces livres d'artistes, enfin dits " livres d'artistes
", qui ne font que ça. Et tu as des gens qui font des choses, effectivement,
très ringardes.
François
Le Douarin : C'est-à-dire ?
Martine
Rassineux : C'est-à-dire, un texte d'un côté, et une
image en face.Et puis, c'est : pas de recherche, ça s'arrête là.
La typo est inexistante, ce serait imprimé avec l'ordinateur, cela
reviendrait au même. Il n'y a pas de réflexion qui lie les choses,
qui les incrustent dans le papier. A l'opposé, tu as des gens qui
expérimentent de la matière pour de la matière. J'ai vu un livre
sur des fleurs, avec plein de fleurs collées, qui se décollent,
qui se désagrègent ; j'ai vu des fleurs, c'est tout. C'est inabouti.
Et en plus ce côté d'une chose qui se désagrège, c'est désagréable.
François
Da Ros : On
demande un minimum d'aboutissement, rien que du côté technique.
On peut penser qu'on ne comprend pas, que ça nous échappe, mais
quand j'ai demandé à notre courtier : " Qu'est-ce que vous avez
de beau à nous montrer ? ", il me sort ce livre. Il me demande :
" Qu'est-ce que vous en pensez ? " Cela montrait bien qu'il était
un peu démonté lui-même. Cela se vend ces choses-là.
François
Le Douarin : Ce courtier est une sorte de passage obligé
entre les bibliothèques et les … ?
François
Da Ros : …
les faiseurs de livre, Oui. Alors je lui dit : " Je suis un peu
débouté, mais ce que j'en pense quand même, c'est que dans tout
ce brouhaha, il y a quand même le livre qui reste. L'idée du livre.
" Ces personnes-là pensent que plus ils ont fait des livres, plus
ils ont fait le Livre. Avides de livres.
Martine
Rassineux : Il y a un côté commercial, tu vois une personne,
par exemple, en faire à tour de bras.
François
Le Douarin : Ce sont qui ? Des typographes, des imprimeurs
?
François
Da Ros :
Ah non, pas du tout : des artistes.
Martine
Rassineux : Cela peut être un découpage, des œuvres originales,
d'ailleurs en général, ce ne sont pas des multiples.
François
Da Ros :
Le fin
des fins c'est un livre où l'artiste a mis en sachet selon le même
principe que tu trouves quand tu achètes des tranches de jambon,
tu as une huître qui pourrit lentement, une patte de poulet… tout
ça est relié avec une agrafe en haut, (rires) tu es complètement
perdu là-dedans. Alors je lui ai dit : " Combien ça se vend ? "
Il me dit, 3000 francs. Réflexion avec Martine, l'ambition d'aujourd'hui,
serait que chaque conservateur de bibliothèque…
François Le Douarin : Les conservateurs
vont dans ce sens ?
Martine
Rassineux : Certains, c'est très net, d'autres refusent.
François
Da Ros : Même
chez les bibliothécaires, il y a le livre qu'on faisait avant, et
maintenant, il y a le livre contemporain. Comme personne ne veut
échapper à ce qui se passe, chacun essaye de faire sa spécificité
par rapport à d'autres bibliothèques.
Martine
Rassineux : Je crois qu'il y a quelque chose qui n'a
pas grand-chose à voir ni avec le côté philosophique ni avec la
création, qui est la rentabilité : les gravures ne se vendent pas
du tout. Les gens ne font plus de gravures et qu'est-ce qui se vend
? Des originaux. Les gens font des montagnes de petits livres, qui
se vendent pas très cher, parce que ce sont des originaux.
François
Le Douarin : Pourquoi font-ils des objets qui s'apparentent
à des livres ?
Martine
Rassineux : Parce que ça se vend. Cela se vend mieux
qu'une œuvre sur papier, toute seule. Il y a un créneau qui est
la bibliothèque. Beaucoup de choses sont faites en fonction de ça.
Si personne ne les achetait, je ne suis pas sûr que la création
existerait vraiment sous cette forme.
François
Le Douarin :Vous vous y retrouvez là-dedans ? Vous arrivez
à vendre quand même ?
Martine
Rassineux : Un petit peu. J'imagine qu'une personne qui
achète ça doit penser que le fait de soigner la réalisation d'un
étui, par exemple, c'est désuet. Tu vois des montagnes de livres
où les coins sont éborgnés, le bout de toile est mal collé…
François Le Douarin : Ce ne
sont pas des professionnels du livre.
François
Da Ros :
Tu demandes-là, de faire un travail de professionnel, moi ce qui
me gêne c'est que quand on fait une boîte ouvrante, le couvercle
doit se fermer, il ne doit pas être en biais (il pose une feuille
posée sur une autre qui dépasse de travers) J'ai soulevé le problème
au courtier, je lui ai dit : " ça, c'est un peu gênant. " Il me
dit : " Ouais, oh… mais tu sais, c'est l'artiste qui l'a fait… "
Je lui dis : " Une boîte elle s'ouvre et elle se ferme ."
Martine
Rassineux : Il y a ce côté : on donne à l'artiste le
droit de mal faire une tâche qui était traditionnellement attribuée
à quelqu'un d'autre. Moi, soit je sais le faire et je le fais comme
un professionnel, soit je ne sais pas et je vais voir un professionnel.
François
Da Ros :
Quand on le fait, on le fait.
Martine
Rassineux : Je ne vois pas ce que cela apporte de plus
au contenu, que l'étui soit mal fait. Parce qu'après c'est tout
qui est comme ça.
François
Da Ros :
Dans ce genre de livre, j'accepte qu'il y ait une idée, comme ça,
si elle était aboutie et qu'on aille vers ces choses qui sont faites
pour se dégrader. Mais il faut que ce soit senti. Il y avait une
idée là-dedans. Je crois que l'idée leur est inconnue mais ils l'ont
fait quand même. Le livre attire toujours, d'autant plus qu'il disparaît
presque. Ce gens qui ne savent pas faire le livre essayent avec
leurs moyens. Le livre est profondément ancré.
Martine
Rassineux : Les techniques que ces gens utilisent, ils
ne les maîtrisent pas du tout. Ce sont des artistes, très traditionnels,
à mon avis. Ce que je trouve choquant, c'est que tu n'as pas du
tout d'accords entre les matériaux utilisés. La photocopie est faite
sur du vulgaire papier laser, et c'est recollé sur un papier de
Moulin. Au premier coup d'œil, tu as un désaccord entre ce papier
blanc bleuté désagréable quand il est en contact d'un papier qui
n'a strictement rien à voir ; d'ailleurs, le fait que ça se décolle
ce n'est pas par hasard, la colle n'a pas pu pénétrer. Les matériaux
sont en désaccord et ça hurle. Tu ne penses même pas aux motifs
présentés, tu ne penses qu'aux matériaux en désaccord.
François
Da Ros : Pour
moi, ce qui ressort de tous les livres présentés (bien une vingtaine),
c'est que les livres les plus sincères, les plus aboutis, ce sont
les livres des personnes, je mets entre guillemets, moins lettrées
que d'autres, de façon moins savante, avec moins de ruses dedans.
On peut trouver, par contre, des choses intelligentes, très alléchantes
mais calculée, c'est très grave. Cela nous poussent dans un camp…
Martine
Rassineux : … un camp commercial. Quand tous les objets
sont identiques, sur le même modèle, tu n'individualise même plus
les livres, ils sont tous pareils, de tous formats, en triangle,
en rond en ovale, jusqu'à la broche… Tu as l'impression que c'est
le monoprix du livre…
François
Da Ros : Si
ces livres existent, ce n'est pas la faute des artistes ou des faiseurs
de livres, mais ce sont les responsables de bibliothèques qui acceptent,
qui sont responsables qu'aujourd'hui ce genre de livre se fait.
C'est ça qui est grave. Pour moi, c'est incroyable, parce qu'un
bibliothécaire a fait des études, il a une culture… Je pense qu'il
y a vraiment, de la part des conservateurs, des responsables de
bibliothèque, un manque d'intelligence et de culture : un livre,
qu'on le veuille ou non, ce n'est pas comme une estampe. On peut
penser qu'un livre est la maison d'une pensée. Ces maisons s'écroulent,
elles ne peuvent pas être habitées par le texte. Peut importe la
forme, mais ça doit tenir debout. Là ça ne tient pas debout.
Martine
Rassineux : Je me souviens d'un livre pour lequel le
courtier a sorti une feuille et a dit : " C'est au cas où vous voudriez
lire le texte, mais ce n'est pas vraiment utile, il ne fait pas
partie du livre, c'est en plus. " Tu sens un peu que les conservateurs
doivent avoir la même attitude, cela les gêne, puis tous comptes
faits, cela les amuse. Ils ont l'impression de pénétrer l'art contemporain.
Beaucoup de gens mélangent des techniques. C'est très difficile
de maîtriser plusieurs techniques. Faire un nouveau langage… c'est
assez fascinant parce que cela donne des résultats plastiques très
riches, inattendus…
François
Da Ros : …
c'est surtout fascinant pour la personne qui fait le livre et qui
est étonnée qu'on lui achète. Ce qu'on fait aujourd'hui dans le
livre, sans être méchant, c'est du livre pizza : tu jettes un tas
de trucs, il y a une pâte au fond…
Martine
Rassineux : J'adore toutes ces démarches mais quand je
vois les résultats qui sont montrés, je trouve cela navrant. Moi
je suis intéressée pour chercher des matériaux nouveaux, matériaux
industriels etc. sur lesquels on pourrait imprimer. Ce que j'aime
en gravure c'est de chercher sur quoi tu peux imprimer en fonction
de l'idée que tu as. Le principe étant de se dire qu'on peut imprimer
sur n'importe quoi, mais il faut que l'encre tienne dessus.
François
Da Ros :
Il est curieux de constater que le livre, entre guillemets, sans
image, tient le coup : un mot doit se lire, il ne doit pas être
effacé. Le texte reste le texte, même très industrialisé, le contenu
n'est pas déformé. L'artiste ici efface, il rajoute, on ne reconnaît
plus l'œuvre Là où il devrait y avoir de la création, des idées,
c'est un vrai couscous, tout est mélangé, c'est le désordre, l'être
humain est dans le désordre dans sa tête ; il mélange tout.
Martine
Rassineux : Ces démarches de livre, sous des apparences
créatives, sont en fait très tristes. C'est complètement théorisé.
Tu sens la personne qui a établi un système : le pochoir, les images
scannées-découpées… il n'y a pas de démarche, c'est une théorie
matérielle.
François
Da Ros :
Pendant des siècles, l'être humain… enfin c'est comme ça que je
le vois : l'art est une prière à la nature, pas au sens religieux
: une incantation ; on était en prière avec l'univers. Et d'un seul
coup, on bascule et aujourd'hui, les gens sont en prière avec eux-mêmes.
Ils prient ce qu'il ont en dedans. Aucune référence avec l'univers
avec lequel ils vivent. C'est ce détachement qui est extrêmement
déroutant. Comment faire le lien ? Certains peuvent y arriver, et
pour d'autres : c'est eux au centre. Et alors, là, s'il n'y a rien
dedans… qu'est-ce qu'il reste ? Il y a du beau papier… A ce moment-là
je demande au moins une technique. Là on ne peut plus parler d'art
et de création, à mon sens.
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