Observation sur les entretiens

(...)

Univers partagé entre les artisans et l'enquêteur

Avec François Da Ros et Martine Rassineux, le quatrième entretien, cette obsession de la compréhension des
" pratiques concrètes " est en retrait. La raison de ce recul, est certainement à trouver dans la proximité relative des univers ; entre le mien, rattaché à un passé " arts graphiques ", et le leur en tant qu'artistes et imprimeurs. Comme je le signale dans la présentation de cette rencontre, le fait que la conversation permette, à plusieurs reprises, l'expression d'un certain nombres d'allant de soi me préserve de toutes recherche de représentations extérieures aux discours. De plus, avec la typographie au plomb mobile selon Da Ros, l'Anakatabasien et les productions des éditions Anakatabase, je suis au contact d'un univers pour lequel je ne cache pas ma fascination. Je touche un système, dont la logique interne m'est accessible et qui me semble faire la démonstration d'une cohérence impeccable, d'un aboutissement, si ce n'est une fusion entre une pratique technique et une dimension créative. À aucun moment, lorsque François Da Ros ou Martine Rassineux m'évoquent leurs réflexions d'ordre esthétique ou philosophique je leur demande quelque chose qui ressemble à ça

: " Mais de façon très pratique, quand vous êtes devant votre machine, avec un livre à imprimer, êtes-vous dans un état d'esprit du même ordre ? C'est à dire, à un niveau en-dessous, de façon très matérielle autour des objets, des outils, des pièces ?

" Cette question, à peu de chose près, correspond pourtant à ce que j'ai demandé à Bernard Pin, lors mon cinquième et dernier entretien (page 230). Une deuxième précision d'ordre méthodologique s'impose. D'un caractère tout aussi trivial que la précédente : non seulement il faut prendre en compte la place occupée par l'interlocuteur dans une trajectoire personnelle au moment où il parle, mais en plus il importe d'identifier la nature de l'univers commun existant entre lui et moi, de mon état de membre qui fasse sens avec lui, en tant que participant à cet entretien. Sachant que selon l'importance de cet univers partagé, découleront des matériaux d'étude de nature différente et que, là encore, il ne s'agit pas de placer ces matériaux sur une échelle de valeur. Enfin, le fait de souligner l'importance de l'état de membres entre observateur et artisans m'amène également à m'interroger sur ce qu'il en est des artisans entre eux. Il serait bien prématuré d'avancer une quelconque hypothèse à ce sujet ; contentons-nous pour l'instant de souligner le fait que l'étude concerne un groupe de personnes constitué uniquement à partir d'une logique de terrain : les cinq personnes ne se fréquentent pas entre elles ; ce qui, a priori, n'induit aucune conséquence quant au fait qu'elles partagent ou non un univers commun. Tout juste fallait-il, à un moment donné, le préciser. Telles sont, à mon sens, les conditions minimum qui, dans cette recherche, permettront de rétablir - si ce n'est une certaine forme d'objectivité - au minimum, une volonté de transparence par une tentative d'identification des outils d'observation du terrain.

 

Les Éditions Anakatabase

Positionnement vis à vis d'une trajectoire personnelle

Pour François Da Ros, la notion de passage vers un " autre côté " est très importante :

" Un moment donné, le besoin s'est fait sentir, déjà économiquement, même si ce n'est pas l'aspect le plus déterminant, de passer de l'autre côté.

- François Le Douarin De l'autre côté ?

- François Da Ros C'est-à-dire, écrire aussi. Je ne fais que rejoindre un cycle des premiers imprimeurs. D'abord, un typo était forcément imprimeur. C'est ensuite, quand le métier a été taylorisé, qu'on a dit : tu es typo / tu es imprimeur. Ils écrivaient. C'étaient des lettrés. Je ne me considère pas forcément comme un lettré de ce temps-là, mais j'ai des lettres, ne serait-ce que des lettres de plomb. "

François Da Ros, donc, au moment des entretiens, est déjà passé " de l'autre côté ". En quoi consiste ce passage ? On sait qu'il s'agit d'une modification de la nature de l'action : il " composait " puis il s'est mis à " écrire ". Certes, mais il serait extrêmement réducteur de s'en tenir là pour comprendre ce qui est en jeu.
De quelle façon s'est opéré ce passage ? Quels sont les chemins qu'il a emprunté ? Quel univers a-t-il trouvé ? Les réponses à ces questions permettent justement d'appréhender la configuration du territoire dans lequel évoluent François Da Ros et Martine Rassineux. J'y reviendrai donc plus loin (voir ci-dessous).
Pour l'instant, contentons-nous d'observer dans quel état d'esprit François Da Ros se trouvait lorsqu'il est passé en Anakatabase :

" Cet anakatabasien a donné le nom aux éditions et, en même temps, cela correspond au moment où je suis passé de l'autre côté. Ce n'est pas quand j'ai commencé à composer que suis devenu typo, tout le monde compose, tout le monde peut faire de la menuiserie, mais tout le monde n'est pas capable de donner une vie à un meuble. "

L'univers et les voies de passage entre les domaines

Dans l'univers de François Da Ros, la relation entre création et artisanat se présente d'emblée sur le mode de l'interdépendance, si ce n'est de la fusion :

" L'ambiguïté artisan/artiste, moi je revendique que, parfois, l'artiste prend le pas sur l'artisan et que je ne pourrais pas faire ça si je n'avais pas été artisan en même temps ; un artisan qui est capable ou qui veut passer de l'autre côté. Tout l'invite. "

La distinction entre les domaines ne tient souvent qu'à un détail :
" Bien souvent, il y a des œuvres qui sont dites complètement artisanales, et il y a un petit détail dedans qu'on a envie de caresser. Cela atteint ce même but (que celui d'une œuvre d'art). "

Même la fonction ne semble pas définir la nature de l'objet, si ce n'est au travers du caractère sacré que lui confère sa finition :

" (…/…) Les mêmes choses peuvent être utilitaires : une table peut devenir un autel. Certaines tables bien faites, on les touche avec respect, parce que le fait de partager un repas, c'est autre chose que de se nourrir.

- Martine Rassineux Moi j'ai l'impression que l'objet artisanal devient une œuvre d'art quand il dépasse le côté utilitaire et matériel et qu'il a un sens spirituel, un sens rituel… Quand il a la même utilité qu'une sculpture ou un tableau"

Martine Rassineux se base sur son expérience de la gravure pour expliquer en quoi il lui semble nécessaire d'envisager cette discipline dans sa globalité :

" Quand tu imprimes toi-même, tu as plusieurs temps de travail, plusieurs maîtrises nécessaires et quand tu imprimes tu deviens artisan, ce n'est pas autre chose. Cette façon de travailler se répercute sur ta création, puisque tu crées en fonction de la façon dont tu vas imprimer. "

" Tu peux donner des ordres au taille-doucier…(…/…) mais tu n'auras pas cette expérience de l'impression qui fait que tu vas graver autrement. Puisque tu as, toi, imprimé et que tu t'es rendu compte qu'il y a des choses qui te conviennent."

" Tout ce qui est extérieur à la création, changer les encres, on peut dire que c'est la technique du taille-doucier, mais concevoir l'œuvre en fonction du travail artisanal, c'est quelque chose d'indispensable pour renforcer un certain type d'expression. Il n'y a que celui qui fabrique l'image, donc le créateur, qui peut le faire. "

Martine Rassineux établit une relation entre le type de création et les contraintes techniques du contexte de réalisation:

" Il faut différencier l'acte de création " entièrement libre " par exemple une gravure dont la seule contrainte est imposée par le format de la presse, de la même gravure où l'acte de création doit tenir compte du fait qu'il s'agit d'une page de livre avec un certain format. Dans le premier cas l'artiste est libre dans le deuxième cette liberté admet la contrainte imposée. "

L'espace artisanal apparaît donc comme une phase essentielle et indissociable de la création :

" J'ai l'impression que quand tu crées, si tu as accepté d'aller dans l'artisanat le plus que tu peux, de mener les deux recherches simultanément, eh bien j'ai l'impression que l'artisanat intervient comme un filtre qui n'est pas limitatif, mais qui est un filtre qui permet de re-mouliner la pensée, de la synthétiser et de lui faire dire l'essentiel. "

" Ce que je ressens, c'est que la technique n'est pas à prendre comme une entité définissable aussi clairement qu'on prend un marteau pour taper sur un clou. Il y a des composantes matérielles à apprendre, mais la technique en elle-même est, à mon avis, un terme beaucoup plus flou. C'était bien précisé dans le vocabulaire grec : il y avait à la fois
le mot tekhné, qui était tout ce qui tourne autour de l'outil, de l'apprentissage des outils, et psukhé qui est le souffle vital qui donne vie aux choses, à la pratique artistique, artisanale. C'est le mélange savant des deux et leur répercussion de l'un sur l'autre qui fait la création. Quelle est la limite de l'un, quelle est la limite de l'autre ? C'est beaucoup plus trouble qu'on ne l'imagine. Le but étant évidemment la création… "

" Si je reviens à la question : " Êtes-vous artiste ou artisan ? ", moi je trouve que l'un et l'autre, presque simultanément, sont nécessaires. Dans le fait même d'appliquer une technique, quelle qu'elle soit, c'est déjà un travail d'artisan. "

Le fait de considérer qu'il s'agit de domaines distincts et cumulatifs serait une impasse :

" Cette personne est quelqu'un qui pense qu'on apprend, d'un côté, une technique, et cette technique, une fois qu'on l'a bien apprise, on l'applique dans la création. Mais, en fait, je crois que ce n'est absolument pas du tout possible. Cela voudrait dire que quand tu as bien tout appris, tu es un bon créateur. Or, tu ne peux jamais être un bon créateur, puisque toute la problématique consiste justement à définir ça : comment, parfois, il y a des instants magiques qui font qu'un dessin fonctionne, ou que ça ne fonctionne pas ? "

Expérimentation, tel est le terme qui semble le mieux définir la pratique de François Da Ros et Martine Rassineux ; ce qui les amène à se situer par rapport à leur milieu professionnel :

" L'expérimentation est importante pour nous, mais d'un autre côté on est gênés pour utiliser ce terme, car on se rend compte, en regardant d'autres livres que nous a présenté notre courtier, que cette notion d'expérimentation désigne souvent dans le livre d'art des choses dans lesquelles on ne se reconnaît pas du tout. "

Les livres d'art réalisés par d'autres artistes se distinguent souvent par leur médiocre facture technique et une méconnaissance des matériaux. Ces défauts techniques choquent Martine Rassineux et François Da Ros. Plus que l'incompétence ou la négligence, un allant de soi minimal dans la maîtrise technique qui n'est pas respecté, ces défauts trahissent une approche où la création se trouve totalement déconnectée du processus de réalisation :

" Il y a ce côté : on donne à l'artiste le droit de mal faire une tâche qui était traditionnellement attribué à quelqu'un d'autre. Moi, soit je sais le faire et je le fais comme un professionnel, soit je ne sais pas et je vais voir un professionnel.

- François Da Ros Quand on le fait, on le fait. "

" On peut penser qu'un livre est la maison d'une pensée. Ces maisons s'écroulent, elles ne peuvent pas être habitées par le texte. Peut importe la forme, mais ça doit tenir debout. Là ça ne tient pas debout. "

" Ce que je trouve choquant, c'est que tu n'as pas du tout d'accords entre les matériaux utilisés. La photocopie est faite sur du vulgaire papier laser, et c'est recollé sur un papier de Moulin. Au premier coup d'œil, tu as un désaccord entre ce papier blanc bleuté désagréable quand il est en contact d'un papier qui n'a strictement rien à voir ; d'ailleurs, le fait que ça se décolle ce n'est pas par hasard, la colle n'a pas pu pénétrer. Les matériaux sont en désaccord et ça hurle. Tu ne penses même pas aux motifs présentés, tu ne penses qu'aux matériaux en désaccord. "

Par contre, une démarche d'expérimentation amène à porter un regard attentif sur ses propres " erreurs techniques " pour les exploiter :

François Da Ros " Le baroque, tu ne le vois jamais entièrement. Tu en vois un bout, tu changes d'angle, tu vois autre chose. Là, justement, dans ces tirages elle a fait comme en typo, elle a rehaussé certaines plaques, et d'autres plus absentes, ce qui fait qu'avec un encrage adéquat, on voit le trait, on le devine, il y a à peine d'encre, c'est comme une vision où tu le vois mais tu ne vois pas tout, quand même. C'est comme si tu te déplaçais.

Martine Rassineux : Pour moi, c'est une chose importante, parce que cela résume le fait que tu peux utiliser le tirage raté pour une nécessité… "

Par la démarche expérimentale, un projet particulier a permis une convergence insolite entre plusieurs personnes, chacune travaillant dans son domaine mais autour d'un même fil conducteur :

" Dans KACEROV, ce qui me frappe c'est qu'effectivement ce n'est un pas un livre, tel qu'on l'entendait avant : un objet qui contient tout en lui-même. Là, finalement, les choses sont séparées, rien que par le fait que dans l'histoire réelle du livre, le texte n'a pas été fait en fonction des illustrations, ni les illustrations à partir du texte. (…/…) Tout se retrouve en relation par l'intermédiaire d'une idée qui est le livre : KACEROV, comme la station de métro, avec ses correspondances. "

L'expérimentation permet le contournement des règles en toutes connaissance de cause :

" L'écrit est extrêmement important, (dans KACEROV) mais c'est une autre dimension de l'écrit qui n'est pas forcément l'écrit pour soi. C'est un écrit qui est ouvert : généralement une lettre n'est jamais dans ce format-là. (…/…) Je revendique quelque chose de vraiment contemporain où, tels que les poètes et les plasticiens, on va chercher tous azimuts ce qui était presque, entre guillemets, interdit avant. "

" Dans le fait même d'appliquer une technique, quelle qu'elle soit, c'est déjà un travail d'artisan. Mais cela a toujours été dans mes recherches de tenter d'aller au-delà du simple métier. Si on se limite au simple aspect technique, je n'aurais jamais fait ça (il montre KACEROV). Il y a des choses là-dedans, qui sont complètement interdites dans le métier. Ne serait-ce que ça : on ne mélange jamais des caractères (…/…) "

" A l'intérieur, j'ai fichu en bas toutes les conventions dans laquelle une langue est entrée, à partir du moment où elle existe. Les Grecs tiraient tous les mots collés pour qu'il n'y ait que les lettrés qui puissent comprendre ; là je veux que pour celui qui connaît le français, il ne soit pas nécessaire d'obéir à la convention selon laquelle quand un mot est coupé il faut une division. Si tu connais la langue, tu n'en n'a pas besoin. "

Dans l'ordre des procédures, l'expérimentation pratique prime sur l'énonciation de concepts :

Martine Rassineux " En fait, la façon dont on travaille, dans les éditions, on essaye de ne jamais théoriser. On essaye que ça vienne naturellement…

François Da Ros … laisser mûrir.

Martine Rassineux …normalement, quand tout est place, il y a évidemment une théorie qui s'instaure…

François Da Ros : … après coup. "

C'est en ce sens, aussi, qu'il y a divergence importante entre les éditions Anakatabase et les productions de la concurrence. La logique expérimentale est inversée :

" Ces démarches de livre, sous des apparences créatives, sont en fait très tristes. C'est complètement théorisé.
Tu sens la personne qui a établi un système : le pochoir, les images scannées-découpées… il n'y a pas de démarche, c'est une théorie matérielle. "

François Da Ros revendique le fait que le livre établisse une relation entre l'univers du créateur et celui du lecteur :

François Le Douarin " Comment décririez-vous cet objet (le livre KACEROV)?

- François Da Ros " On m'a déjà demandé de le présenter une fois. J'ai dit que c'est un livre conceptuel parce qu'il n'y pas d'autre nom actuel, mais je ne suis pas tout à fait d'accord dans le fait du conceptuel qui est plutôt quelque chose de statique, qui est présenté et où tout se passe dans l'imagination du spectateur. Là, c'est vous qui vous mettez en scène. (…/…) . Mais toute la mémoire est là. C'est votre vécu qui chaque jour, chaque fois que vous l'ouvrez fait que vous abordez dans un sens ou dans un autre… "

De même que dans les peintures de Martine Rassineux, une correspondance s'opère entre l'univers du créateur et celui du collectionneur :

" J'ai bien regardé la façon dont il observe les choses ; et je me suis rendue compte que, pour lui, que ce soit tout noir, blanc, violet ou qu'il y ait une certaine forme, j'ai senti qu'il s'en fiche. C'est plutôt une espèce de rencontre mentale. Je n'existe pas. C'est un dialogue avec des images, dont il a besoin à un moment donné. Il passe à une autre, et c'est comme une cohérence par rapport à sa pratique personnelle : c'est un homme de théâtre.

François Da Ros Ce qu'il achète renforce sa propre vision, secrète encore en lui… "

En considérant le processus de création à partir de cette circulation entre créateur et observateur, la question décoratif ou non d'une oeuvre, voire de son détournement, devient secondaire:

Martine Rassineux : … oui, mais, pour lui, ce n'est pas du tout de l'ordre du décoratif et de l'ornementation intérieure d'une maison. D'ailleurs, cela est renforcé par le fait que cette personne est quelqu'un qui vit dans beaucoup de lieux éclatés, pour qui la chose dans l'intérieur est annexe. Il vit avec des œuvres. Où il les met ?…Parfois, d'ailleurs, c'est trop grand, il ne sait pas où les mettre, mais ce n'est pas un problème. "

Pour Martine Rassineux, l'histoire a montré que c'est justement la déconnexion d'une œuvre de son contexte d'origine où l'absence de repères spatio-temporels qui permettent toute sorte de détournement :

" Ce que deviennent les œuvres à toutes les époques, dans leur aspect décoratif, c'est vraiment un détournement d'objets par la culture (…/…) Avant, c'était plus marqué, puisqu'il y avait des œuvres destinées à figurer dans des églises, qui contenaient en elles-mêmes leur position dans l'espace. Quand les œuvres ont été disponibles, faites à l'unité par le peintre, pour être achetées et pour quitter soit le château, soit l'église, l'artiste n'a plus été responsable de l'endroit où l'on mettait l'œuvre ; cela prête à toutes les interprétations possibles. "

Autre détournement :

" Maintenant, tout ceux qui font encore de la calligraphie : pour moi c'est du pipeau. C'est un bon exercice personnel, mais la calligraphie, à un moment, c'était nécessaire : l'image leur était interdite. Tout passait par là. Aujourd'hui c'est un exercice mais, sans cet interdit, cela ne peut plus avoir la même valeur. Souvent, il ne reste que la valeur de l'esthétique. Ce n'est plus l'esprit qui mène la main. Il n'y a plus la nécessité qui est derrière. "

La relation avec le client, dans le cas de François Da Ros, doit s'établir dans un rapport clair de ce qui est demandé :

" (…/…) il y a des gens avec qui je ne pouvais pas travailler, je disais tout de suite quand je voyais qu'on ne pouvait pas s'entendre : " Si vous m'apportez une maquette, que je comprends, je l'exécute. Mais tel qu'on est parti là, je ne vois pas ce que je peux faire, puisqu'on ne s'accorde pas. "

Les enjeux principaux : en Anakatabase

Qu'est-ce donc que cet Anakatabase ? On le sait : un autre côté. On le sait : un langage construit à partir de représentations de la casse typographique française … tout cela est important à savoir, mais c'est encore suffisant.

Revenons à François Da Ros, notamment quand il décrit l'importance qu'il accorde à la gestion des blancs et à la respiration de la page.:

" Moi, par exemple, on reconnaît mes blancs. J'ai toujours pensé qu'on ne lit pas le caractère, mais on lit les blancs que le caractère détache de la page. Le caractère le plus beau qui soit permet de détacher des blancs, lorsque toute lecture ou toute vision d'œuvre graphique t'emmène vers un certain blanc. "

Cette réflexion sur les espaces internes de la page, n'est pas qu'une " simple " question ayant trait à la mise en page : " Quand j'employais la mono, nécessaire pour certains livres, parce que je n'avais pas assez de plomb, elle était toujours reprise à la main comme si je composais. Je lui donnais la valeur, non pas de l'artisanat, mais des blancs que j'enfermais dedans et qui transpirent dans la page. Quand un artisan arrive à travailler dans ce genre là, il est forcément artiste, mais il n'est pas rien que cela. "

On retrouve ici la dimension fusionnelle, déjà évoquée : l'absence de séparation entre le créatif et l'artisanal ; une absence de séparation qui permet la circulation entre la pensée de l'auteur et celle du typographe :

" Quand je compose j'essaye d'être dans la tête de celui qui a écrit, j'essaye de percevoir ce que lui a vécu à ce moment-là et de le rendre au plus juste. Je dis toujours aux auteurs et personne ne m'a contredit : " Vous savez, en travaillant sur votre texte je pourrais dire quand le téléphone a sonné : à cet endroit, votre pensée a été interrompue et vous mettez quelques mots pour recoller en attendant de retrouver le fil. " " Il y a une rupture, qui se reconnaît,
comme dans les bandes que tu fais dans les raccord.

Mais on n'en reste pas là, car le typographe est un passeur :

" A travers la lenteur de la composition lettre à lettre le typo entre dans la tête de l'auteur, là où les lettres se conjuguent, où les mots prennent forme pour se transformer en images dans la tête du lecteur. "

Autre circulation, celle qui permet de remonter le temps :

" L'année dernière j'étais au Carrousel du Louvre, j'avais une forme, là-bas. Un menuisier, un ébéniste, qui a un stand à côté, est venu me voir. On a parlé de la forme comme, moi, j'ai pu parler de son bois. Quand il a un bout de bois en main, il peut remonter l'histoire du bois. "

François Da Ros, lui, remonte à l'histoire de la casse française :

" (…/…) il y a une structure commune à toutes les casses françaises, à la casse de plomb. "

On retrouve le même processus de transmission en trois étapes (trilogie ?) que celui existant entre l'auteur, le typo et le lecteur. L'un des rapport que François Da Ros entretiens avec le temps repose sur un mécanisme du type : le présent se nourrit du passé pour alimenter le futur :

" (…/…) lorsque je fais mes propres typo, que je compose (…/…) : je ne distribue jamais un livre sans me voir en faire un autre derrière. Ce qui veut dire que, pendant la distribution, je pense hériter de la mémoire du plomb, du livre précédent. "

Par ces différents niveaux de circulation, un univers particulier est dévolu au livre. Sans qu'il s'agisse encore de l'Anakatabase, on perçoit déjà un espace mental, immatériel, qui acquiert progressivement son autonomie par rapport au contexte matériel :

" Chaque fois que je fais un livre, je considère que le livre est quelque chose d'immatériel, même si on a un objet en main. "

" Toutes ces choses qui sont physiquement présentes, bien tangibles, elles sont abstraites quand on tient le livre. Ces choses naviguent en vous, pour ne faire que l'abstraction à travers la lettre. "

Ce qui fera dire à François Da Ros à propos de l'anakatabasien :

" Voilà… c'est la langue de l'esprit, l'alphabet sacré du typographe. "

Pour atteindre cette forme d'abstraction au travers du texte, il importe de respecter certaines conditions ; la maîtrise technique, un allant de soi, mais aussi la compréhension du temps imposé par la pratique de la typo :

" Oui, cette lenteur est nécessaire et je dirais même qu'elle est indispensable pour comprendre l'esprit du texte et le rendre dans le livre pour faire qu'un livre ne soit pas comme un autre. "

" A travers la lenteur de la composition lettre à lettre le typo entre dans la tête de l'auteur, là où les lettres se conjuguent, où les mots prennent forme pour se transformer en images dans la tête du lecteur. "

" Je sais par expérience qu'il faut que je passe par des phases qui ne serviront qu'à amener autre chose. Si je ne passe pas par là, je n'arriverais jamais. Dans mon écriture c'est pareil. Je sais qu'il y a des choses qui ne sont pas au point. C'est dans le composteur que cela arrive. Cela n'est pas finalisé. "

" Lui, il avait mis : l'amour jaillit. Moi j'avais mis : l'amour sourd. Par cette lenteur de la composition, j'étais entré dans son texte. Il venait petit à petit, l'amour, donc ne pouvait pas jaillir. "

L'informatique a modifié la durée nécessaire à la fois pour " composer " du texte et pour acquérir un savoir-faire technique. Cet aspect représente d'ailleurs l'un des principaux griefs formulé à l'encontre de la photocomposition, de la bureautique et de la PAO :

" Si tu essayes une fois d'aller chez un collègue qui a une casse, et que tu essayes de composer un bout avec une casse. Fais cette expérience. Et tu verras que tu as besoin de cette lenteur. L'ordinateur t'entraîne, où tu ne pourras pas le freiner, parce que tu n'as pas composé avant. Il faut freiner ton ordinateur. Laisse reposer huit jours et tu reviens après. "

" Je le disais il y a trois jours à un jeune infographiste typo, qui fait du plomb, il a essayé, il a vingt-sept ans, c'est un littéraire qui est à Estienne. (…/…) Je lui ai dit : " tu connais trop de choses intellectuellement dans le livre et tu n'as pas passé toute cette expérience ; tu n'as jamais fait de livre dans tes mains. Le corps n'apporte pas sa réponse.
Il y a juste ton esprit qui apporte la réponse. " "

L'éducation religieuse est une dimension essentielle qui doit être prise en compte pour comprendre l'apparition du " dispositif anakatabasien " dans le parcours de François Da Ros.

" Si je devais résumer, avec mes mots - je suis quand même très fortement ancré dans une culture chrétienne, pas forcément parce que c'est religieux - : qu'on le veuille ou non, tout travail, que l'homme fait avec cœur, c'est comme une prière à l'univers. Il rejoint ce côté fantastique qui nous est incompris : comment tout cela tient ? On participe à cet événement, à cette continuité de l'univers. C'est pour cela que croyant ou non-croyant, quand ton travail atteint le niveau où tu es transporté ailleurs, c'est magique, appelles-ça comme tu veux, c'est une prière à l'univers. Cela ne se trouve pas uniquement chez nous, ça se trouve partout. Du travail bien fait c'est extraordinaire. "

C'est, d'ailleurs, à partir de la même disposition à effectuer des prières, y compris " pas au sens religieux ", que François Da Ros formule ses critiques à l'encontre des " concurrents " :

" Pendant des siècles, l'être humain… enfin c'est comme ça que le vois : l'art est une prière à la nature, pas au sens religieux : une incantation ; on était en prière avec l'univers. Et d'un seul coup, on bascule et aujourd'hui, les gens sont en prière avec eux-mêmes. Ils prient ce qu'il ont en dedans. Aucune référence avec l'univers avec lequel ils vivent. C'est ce détachement qui est extrêmement déroutant. Comment faire le lien ? Certains peuvent y arriver, et pour d'autres : c'est eux au centre. Et alors, là, s'il n'y a rien dedans… qu'est-ce qu'il reste ? Il y a du beau papier… A ce moment-là
je demande au moins une technique. Là on ne peut plus parler d'art et de création, à mon sens. "

La révélation, le mot n'est pas trop fort, est déclenchée par une série d'éléments perturbateurs avec les Norvégiens : d'abord, l'intuition d'un " gouffre " dans le texte (qui sera confirmée) alors qu'il ne connaît pas la langue, puis cette conscience rétrospective d'une faute à partir de la mémorisation d'un mot (norvégien) sur lequel il avait buté.C'est en effectuant un retour sur ses propres gestes, en se voyant faire, qu'il commence à décoder l'Anakatabase :

" Et puis quand je distribue (…/…) Tu es dédoublé : je me vois faire. D'un seul coup, je me dis :
" Qu'est-ce que tu fais là ? Tu es en train d'écrire dans l'espace, dans le vide. "

C'est la prise de conscience de ce double niveau d'écriture (à partir de la perception d'un dédoublement) qui le conduit à " passer de l'autre côté " :

" (…/…) c'est un aspect caché. J'ai mis plus de trente ans à le découvrir. C'est tellement bête les choses que l'on fait tous les jours, qu'on n'analyse pas et que tu fais de façon mimétique. Il n'y a pas un typo au monde qui, au bout d'un mois dans la boîte, lorsqu'on lui demande d'aller chercher une lettre pour corriger, ne se mette pas à compter sans descendre la casse. (…/…) Mais avant que ça vienne à fleur et que tu puisses le rendre… on fait des tas de choses comme des singes. Le métier permet, dans le silence, de découvrir ce que tu fais, pourquoi tu fais ci, pourquoi tu fais ça, ce qui est quand même magique. "

" A travers Anakatabase, je découvre qu'un mot, avec les mêmes lettres, cache un autre mot. Avec une page
d'un roman, on peut en faire une autre page, et ainsi de suite. "

Une circulation s'établit avec une période lointaine et importante de sa propre histoire et, là encore, François Da Ros compose du sens :

" On avait une méditation libre tous les matins. Moi j'ai médité sur la Bible, mais tous les trucs externes au sacré : Sodome et Gomorrhe, le bâton de Moïse sur le rocher… (…/…) Et puis ce temps de méditation sur cet escalier Anakatabase, qui reliait la cour inférieure où les gosses jouaient à la cour supérieure qui était un lieu de passage, plutôt un jardin à la française, pour aller à la chapelle. (…/…) Ce qui fait que cela a toujours été mes recherches. Dans ma vie il y a toujours eu Anakatabase : ana, en haut ; kata, de haut en bas ; base de basis. Autrement dit : Anakatabase
si le mot escalier n'existait pas. "

Une rationalité locale se construit et se renforce par capillarité ; l'univers anakatabasien ne semble plus avoir de limites : " Tu as une portée musicale. C'est pour ça que ce signe anakatabasien est aussi un signe musical. Je suis en train de le mettre en musique. Il est jouable, j'ai déjà plusieurs musiciens qui ont essayé… "

" Je dis que c'est la langue de l'esprit parce qu'un chinois va pouvoir traduire, avec le plan de la casse française, homme dans son signe à lui et il va comprendre une chose, une notion musicale. (…/…) Le Chinois qui vois ça va comprendre que ça se dit en une seule émission de voix : Jean. Alors qu'en haut, il va faire : j - e - a - n. "

" J'ai fait des essais : je supprime toutes les horizontales, j'obtiens un code barre. "

" De là à penser que la casse française renferme le système de l'ordinateur, c'est quand même formidable. J'en suis épaté, cela veut dire que la structure même de la langue française est vraiment en correspondance avec l'esprit. (…/…) Tout le monde se retrouve dans la casse française, à travers l'ordinateur. "

Ces correspondances tout azimut ne risqueraient-elles pas de donner le vertige ? L'induction mise en œuvre dans cette généralisation du " champ anakatabasien " caractérise fortement cet univers ; mais, il s'agit aussi d'un jeu, d'une " amusade ", d'une démarche expérimentale et créative :

" Au début avec Martine, quand on correspondait, elle m'a fait une blague. Elle m'a anakatabasé toute une lettre, avec un timbre. Je la trouve dans ma boîte aux lettres. Je me dis : "C'est pas possible, le facteur n'a pas pu l'avoir… Ah voilà ! Il n'y a pas de tampon dessus… " Moi, à sa place, j'aurais décollé un timbre avec un tampon. Je me suis dit qu'il fallait que je lui fasse une blague aussi. (…/…) "

" Je ne l'ai pas cherché au départ, la mise en page était faite. C'est après, que je me suis dit : " Tiens, si j'essayais… " C'est un peu comme la recherche du nombre d'or. "

" J'ai écrit le texte en anakatabasien, ensuite, j'ai effacé la moitié du signe. Je les ai mise l'une au dessous de l'autre. Cela fait vraiment du runique, des caractères de l'Antiquité qui ont disparu. Je les ai mises les unes au-dessus des autres, en pensant que peut-être dans l'avenir, un chercheur va dire : " Qu'est-ce que c'est que ça ? " et puis d'un seul coup en photo : " Ah ! si je superpose les deux, j'ai le signe complet ! "

" Le cassetin du diable, à partir de ma langue maternelle, j'en ai fait un château : cassetin, castello, castelin, castin c'est en patois. C'est un apport à la langue. "

" (…/…) c'est aussi une dérision de montrer les côtés importants de la langue ; ce qui oblige à réfléchir sur la langue d'une autre façon, à voir les racines des choses… "

D'autant que derrière la révélation de l'Anakatabase, s'intégrant dans un discours à tonalité universaliste (voir plus loin), il ne semble pas apparaître de volonté de créer un système qui se poserait réellement en tant que " solution " universelle (comme, par exemple l'esperanto) :

" Je dis que c'est la langue de l'esprit parce que je ne peux pas le lire couramment. Je l'écris couramment, mais ce n'est pas ma structure de lecture. "

L'univers qui vient d'être décrit est marqué par une rationalité locale, voire une logique de système profondément ancrée par la pratique même du typographe. Cette rationalité locale que je pourrais qualifier de puissante est elle-même renforcée par la mise en Anakatabase - comme on le dirait d'une mise en apnée - de François Da Ros et Martine Rassineux. Dans ce contexte, la logique inductive trouve encore à s'exprimer :
de la prière à l'univers François Da Ros passe à une vision universaliste de sa pratique :

" Avec l'Anakatabase, j'ai pris conscience ; l'homme prend conscience que ce qu'il fait a une autre dimension que le simple aspect matériel. "

" C'est le livre qui est minimaliste : s'il y a un incendie chez toi, tu peux n'emmener que ça, c'est le livre de la vie,
un peu la communication avec l'univers. "

" La France est le seul pays qui a accueilli énormément d'artistes, au temps des Lumières, au temps de tout. Penser que cela a donné naissance à cette casse - personne ne l'a imposée, elle s'est imposée d'elle-même à un moment donné - j'y vois là quelque chose d'universel, un peu. "

" Tu vois, ce livre tend à démonter toutes les langues… enfin, à démonter notre langue à travers d'autres langues qui s'infiltrent au milieu des lettres pour montrer l'appartenance qui se cache dans toutes les langues, même si elles n'ont pas le même alphabet. "

Une volonté de communiquer " à l'univers " par " l'universel " qui se construit par la connaissance expérimentale de la création du livre : " C'est plutôt le livre qui se regarde lui-même en train de se faire. C'est presque toute la démarche extérieure, qui n'est pas le livre, qui est indispensable à la fabrication du livre, qui se met en scène elle-même. Finalement le livre raconte le livre. "

(...)

Éditions Anakatabase

 

Territoires conquis

Le territoire éponyme des Éditions Anakatabase a été fondé, à la suite d'une découverte vertigineuse, il y a maintenant plusieurs années. Les occupants de ce territoire, certes assez peu nombreux, ont développé un langage dans laquelle ils communiquent entre eux, mais aussi à l'aide duquel ils s'adressent à l'univers. Il est probable que personne d'autre que François Da Ros n'aurait été en mesure de construire ce territoire. Il ne s'agit pourtant pas d'un monde totalement imaginaire et encore moins d'une fantaisie déconnectée de tout contexte qui n'appartiendrait qu'à son découvreur.
En " passant de l'autre côté " François Da Ros a basculé dans un monde qu'il a " décodé " et reconstruit à partir de son parcours personnel. L'Anakatabase résulte de la convergence de deux jardins secrets de François Da Ros : l'imprégnation d'une période de l'enfance et la pratique exigeante de la typographie au plomb mobile.

Territoire à défendre

Il ne semble pas que le territoire des Éditions Anakatabase soient directement menacé d'invasion : le terrain est relativement inaccessible et rien ne semble empêcher François Da Ros et Martine Rassineux d'éditer lentement et tranquillement de nouveaux ouvrages selon le rythme imposé par la fabrication du Livre. Ce territoire réserve encore
une bonne part de découvertes ; il n'y a donc pas de nouvelles conquêtes prévues hors de cet univers et peu d'obstacles en vue. Par contre, les risques viendraient plutôt du monde extérieur qui, lui, serait menacé ; ce qui ne manquerait pas, par voie de conséquence, de provoquer de graves répercussions sur Anakatabase. En premier lieu,
la " typo informatique ", une pratique qui n'est pas rejetée par principe, mais qui se singularise par une modification radicale par rapport à la typo au plomb : l'absence de la prise en compte des différents aspects du temps dans la
" composition " du texte. Certes, par opposition, cette typo informatique permet de restituer pleinement ses lettres de noblesse à la typo au plomb ; mais sa généralisation entraîne des conséquences importantes sur le rapport au texte,
à la lettre, au livre et donc sur le sens même de la pratique anakatabasienne. Autre inquiétude, évoquée furtivement :
" l'invasion immigrée " du territoire français et, par extension, de la langue française auquel l'Anakatabase est structurellement rattaché. Enfin, la stupéfaction en constatant l'évolution du marché sur lequel se situe l'activité des Éditions Anakatabase : l'on y voit des créations " tristes " et tape à l'œil d'artistes n'ayant aucune culture technique côtoyer le livre " ringard ". Là encore, ces productions peuvent servir de faire-valoir aux productions anakatabasiennes.
Il n'empêche qu'elle démontre, aussi, une marginalisation du territoire.

(...)