(...)

Tentative de délimitations des espaces internes du terrain

Le terrain d'étude est donc composé, en partie, des territoires de chacun des cinq ateliers ainsi que, de façon plus
ou moins proche, les territoires à conquérir ; ce qui constitue déjà une première configuration générale de cet espace.

En essayant de définir plus précisément les contours de chacune des principales zones, on pourrait retenir que le terrain serait globalement compris entre deux extrêmes : le champ de la restauration, d'une part, et, presque de façon symétrique, celui de l'art contemporain. Il semble, à première vue, qu'un accord puisse se faire, entre tous les protagonistes de l'étude, pour désigner que l'un correspondrait à une pratique se caractérisant par une absence
de création, alors que l'autre en serait le terrain de prédilection.

Qui trouve-ton dans chacune de ces zones ? Pour la restauration Bernard Pin et, dans une moindre mesure, Louis-Philippe Antunes ; pour l'art contemporain Antoine Leperlier, les éditions Anakatabase, Louis-Philippe Antunes et Francis Veillerot. Déjà, sans rentrer dans les détails on constate que les mêmes mots ne renvoient pas au mêmes réalités, aux mêmes contextes, aux mêmes représentations (voir plus bas) ; ce qui nous renvoie à la faiblesse, voire l'absence d'indexicalité déjà constatée à propos des concepts touchants à l'univers " artistique ". On peut constater
que cette absence de sens commun sur les mots s'applique y compris au champ artisanal par excellence : celui
de la restauration (rappelons qu'il s'agit du cheval de bataille de Bernard Pin).

Ce qui est constaté quant à la difficulté, voire l'impossibilité, de définir clairement ce qu'il a lieu de mettre comme pratiques et comme représentations communes derrière les champs extrêmes de notre terrain ne fait que s'accentuer dès lors qu'on s'aventure à l'intérieur. On y trouve comme principaux repères : artisanat, artisanat d'art, art déco, arts des matériaux, objet de collection. On se heurte immédiatement à une avalanche de définitions telles que création, créativité, utilitaire, décoration, etc. qui n'ont, là aussi, que rarement de sens commun ; d'où, précisément, la nécessité de construire en permanence des définitions. C'est justement dans cet espace interne -lieu de brouillage et de maillage propice aux plus intenses circulations - que se passe pour, la plupart, les principaux enjeux de l'atelier.

Considérons, donc, que notre cartographie puisse se représenter en quatre dimensions ; qu'il soit nécessaire de considérer que les principales zones identifiées à l'intérieur du terrain portent grosso modo les mêmes noms pour tous, mais que les représentations auxquelles se réfèrent ne puissent être évaluées que dans leur aspect dynamique, fluctuant, voire interchangeable, que ce soit au niveau individuel et, a fortiori, sur le plan collectif. Cette observation plus détaillée de la valeur indexicale de ces principales " zones " (restauration, artisanat, artisanat d'art, art contemporain, etc.) sera éventuellement faite ultérieurement. Gardons, pour l'instant, ces expressions en tant que repères provisoires permettant de baliser très grossièrement le champ interne du terrain.

Ce n'est donc pas en partant de ces zones, en elles-mêmes, qu'il sera possible de faire apparaître une possible dynamique collective interne au terrain ; peu importe, d'ailleurs, que cette dynamique soit ou non cohérente pour tous. De la même façon, il me semble que le fait d'aborder de façon frontale la problématique " artisanat / artistique ", de ne s'en tenir qu'à cette vision partielle et de s'y agripper à toutes forces, en ne la concevant que comme un sous-ensemble interne et délimité d'un champ plus vaste (par exemple, l'artisanat), n'aurait pu conduire qu'à une représentation amputée des principaux enjeux sociaux spécifiques à chacun de nos interlocuteurs.

Balisage et repères

Les délimitation externes étant définies, les territoires des uns et des autres étant posés, les zones internes - à géométrie variables - étant globalement et provisoirement identifiées, la vue synthétique du terrain manque, cependant, encore de clarté.

Je vais maintenant essayer d'améliorer l'éclairage général en passant en revue les autres thèmes principaux, ou du moins ceux que j'ai repérés comme tels : ceux qui semblaient faire sens pour la plupart de mes interlocuteurs, ne serait-ce que par la fréquence d'évocation, ou l'importance qu'ils prennent dans les dispositifs présentés. Le but étant
de déporter le point d'observation à partir d'autres angles pour compléter la compréhension du terrain. Je ne partirai pas de l'hypothèse selon laquelle les expressions qui désignent ces " balises " seraient, a priori, plus porteuses d'indexicalité que ce qui a pu être étudié jusqu'à ce point ; mais contrairement aux descriptions des " zones " d'activité ou des enjeux, je tenterai, ici, d'apporter un éclairage plus général en confrontant les représentations des uns avec celles des autres, ce qui constitue une approche des correspondances qu'il est possible d'établir entre les cinq ateliers.

L'ordre de présentation des thèmes ci-dessous ne répond pas à une logique arborescente où le premier enchaînerait obligatoirement le suivant pour arriver à une sorte de conclusion finale. Il s'agit de repères, plus ou moins classés par domaines, qui me sont apparus comme essentiels lors de mes immersion successives dans les retranscriptions.

Les institutions

Pour Antoine Leperlier et Bernard Pin, les " institutions " prennent une place importante vis à vis du dispositif qu'ils construisent. Leur réflexion s'élabore en grande partie dans une relation, voire un rapport de confrontation entre leurs pratiques personnelles et la façon dont ces pratiques s'inscrivent vis à vis du cadre institutionnel. De fait, les institutions sont partie intégrante de leur pratiques ; ce qui les conduit à les observer et les analyser avec le même type d'acuité que leurs propres démarches professionnelles. On remarque, dans ces deux cas, une impressionnante approche critique, fortement argumentée et nuancée, confirmant, pour le moins, l'hypothèse ethnométhodologique de la compétence unique et infirmant l'interprétation selon laquelle leurs critiques, parfois virulentes, ne soient qu'une
posture de rejet systématique.

Antoine Leperlier dénonce la main-mise des autorités institutionnelles sur la culture tout en condamnant l'orientation idéologique et esthétique qui résulte de cette influence dans le champ de l'art contemporain. L'institution, dans ce cas, représente les différentes émanations du ministère de la Culture ; donc l'État (Drac, Frac, écoles nationales, etc.) englobant par extension d'autres lieux non-étatiques mais tout autant représentatifs de l'art contemporain (musées, galeries, salons, etc.).

L'institution dans l'univers de Bernard Pin représentent essentiellement le monde universitaire, en particulier tout ce qui concerne la recherche autour des métiers de la restauration. Le rapport avec l'institution est ici beaucoup plus détendu que dans le cas d'Antoine Leperlier : Bernard Pin y est même intégré en tant que chercheur, une place qu'il avait du mal à faire reconnaître dans l'univers artisanal. Il considère que l'approche de la restauration qu'il défend (importance de la transmission) aura plus de chance de trouver un écho dans le monde universitaire que dans le milieu de l'artisanat d'art. Pour autant, les données du débat entre ces deux territoires sont complexes ; le plus important étant, à ses yeux de garder ses distances vis à vis de ces deux univers, éprouvant en cela une certaine gêne, voire répulsion à se fondre dans une identité unique.

Quand Anakatabase parle des institutions - hormis l'école Estienne vertement vilipendée dans d'autres contextes que cet entretien - il s'agit surtout du réseau de bibliothèques publiques. A la tête des bibliothèques, on trouve des conservateurs, rendus principaux responsables de la dégradation du marché du livre d'art. Il y a une incompréhension ; les responsables n'assument pas leurs responsabilités :

François Da Ros " Si ces livres existent, ce n'est pas la faute des artistes ou des faiseurs de livres, mais ce sont les responsables de bibliothèques qui acceptent, qui sont responsables qu'aujourd'hui ce genre de livre se fait. C'est ça qui est grave. Pour moi, c'est incroyable, parce qu'un bibliothécaire a fait des études, il a une culture… "

Les Trésors vivants du Japon

Antoine Leperlier et Bernard Pin ont, tous deux, éprouvé spontanément la volonté de contester la référence " japonaise " des Maîtres d'art, qui est souvent avancée par les institutions. Pour le coup, après l'avoir vérifié, je constate ici que l'argumentation tient plus de la croyance que de l'observation. Ce qui est, avouons-le, assez surprenant, de l'un comme de l'autre. On peut s'interroger si, derrière cette réfutation, il n'y a pas une forme d'idéalisation d'un autre monde, inaccessible, tout au moins par le temps, si ce n'est par l'espace, qui leur permettrait d'autant mieux de jeter l'opprobre sur celui qu'ils connaissent :

Antoine Leperlier " Les Maîtres d'art c'est une façon de médiatiser des métiers en voie de disparition, obsolètes, qui n'ont plus de sens que réduit à l'état de parc d'attractions. Les Maîtres d'art, cela n'a rien à voir avec les Trésors vivants Japonais, qui participaient d'une véritable tradition féodale, d'une véritable reconnaissance et d'une véritable culture. "

Bernard Pin " En réalité, les Maîtres d'art se voudraient le pendant des Trésors vivants au Japon, mais à la manière française, c'est à dire qu'on vous demande de former, de transmettre votre savoir, on vous donne une subvention que les impôts vous récupèrent à la sortie. Donc, bilan zéro. Alors qu'au Japon, c'est tout à fait une institution, c'est intégré dans une culture. Voilà la grosse différence. "

Les lieux de vente

C'est là où se joue la confrontation entre l'expérimentation intime, de création ou de créativité, qui se déroule dans l'atelier et le monde extérieur ; autrement dit : le marché. Cette confrontation se situe, au moins, à deux niveaux. Il y a, d'abord, l'aspect normatif ; le fait d'exposer dans tel salon ou telle galerie, dans des univers extrêmement cloisonnés, conditionne déjà son intégration dans une catégorie prédéfinie ou son positionnement par rapport à un système de classement des disciplines (qu'il soit ou non hiérarchique). Le lieu de vente représente aussi un espace où l'on vérifie la réflexivité entre le client, voire " la société ", et soi autour de sa production (pris au sens large, il peut s'agir d'une " œuvre "). Pour Louis-Philippe Antunes, Francis Veillerot et Antoine Leperlier, derrière la problématique du lieu de vente se pose en cascade une multitude de questions qui les conduisent toutes à s'interroger sur la nature de leur activité, voire de leur identité : suis-je à ma place ?

En ce qui concerne les Éditions Anakatabase et Bernard Pin, pour des raisons différentes, la question du lieu de vente ne revêt pas, à ce point, ce degré d'importance. C'est dû, probablement au fait, que pour eux, les réseaux commerciaux dans lesquels ils circulent sont déjà balisés ; il y trouvent leur place, même si la situation commerciale n'est pas toujours facile.

La rentabilité

Question sensible, voire douloureuse pour Bernard Pin : la rentabilité de son métier se pose de façon permanente en contradiction avec la démarche de recherche qu'il estime nécessaire d'intégrer à la pratique de la restauration.Il s'est fait une raison, sans pour autant se résigner, car il espère pouvoir, maintenant, développer une activité de conseil et d'expertise où il pourra enfin amortir tout ce temps investi dans la recherche.

Pour Louis-Philippe Antunes et Francis Veillerot, le passage vers une activité de création ne signifie pas d'une manière ou d'une autre que l'équilibre économique de l'atelier soit remis en cause. On garde à l'esprit les contraintes de production, voire de productivité (F. Veillerot) et de rentabilité exactement dans les mêmes termes que lorsqu'on réalisait du travail " purement " artisanal. La gestion de son temps, notamment par le regard attentif porté sur les commandes, est une clé importante du succès de la migration définitif dans l'univers de la création.

La question de la rentabilité ne semble pas se poser en interne pour les Éditions Anakatabase. Elle est juste évoquée au titre d'explication quant au phénomène de livres d'artistes. Pour les autres, ce nouveau créneau serait plus rentable que la gravure :

Martine Rassineux " Je crois qu'il y a quelque chose qui n'a pas grand-chose à voir ni avec le côté philosophique ni avec la création, qui est la rentabilité : les gravures ne se vendent pas du tout. Les gens ne font plus de gravures et qu'est-ce qui se vend ? Des originaux. Les gens font des montagnes de petits livres, qui se vendent pas très cher, parce que ce sont des originaux. "

La liberté

L'approche professionnelle créative de Bernard Pin répond pour une bonne part à une quête de liberté ; ce qui n'est pas, comme on l'a déjà évoqué, sans conséquences, notamment sur le plan financier :

Bernard Pin " (…/…) moi je trouve qu'en France, malgré tout ce qu'en disent beaucoup, on a de grands champs de liberté à qui veut pouvoir avancer dans sa réflexion (je ne sais pas si c'est un progrès). Cette liberté, il l'a d'autant plus facilement qu'il ne la doit à personne. Quand je fais des recherches, je ne peux pas comptablement les facturer. "

Il est encore question de liberté quand Bernard Pin évoque " la vieille réaction anarchiste de l'artisanat " (ce qui est la moindre des choses quand on est horloger) à propos de la crainte des collègues face aux enjeux de VAE.

Considérons, maintenant, que la liberté pourrait constituer un ensemble de pratiques délimitées par des contraintes.
On rejoint ici le point de vue que Bernard Pin porte sur la créativité. Au premier rang de ces contraintes, on trouve donc les matériaux ou la technique.

Bernard Pin, justement évoque à ce sujet un exemple qu'il connaît bien :

Bernard Pin " Ceci dit, on pourrait en parler, de la créativité. La musique, par exemple. Quand j'étais petit, cela me faisait rêver, je me disais que quand Mozart écrivait, cela sortait de sa tête, etc. On vous fait croire qu'il n'y a pas de travail derrière tout ça. En réalité, il n'y a rien de plus contraint que la musique ; il y a des règles, d'harmonie, de
contre-points, etc. "

Martine Rassineux évoque aussi cette question, comme nous l'avons vu, lorsqu'elle évalue la liberté de création en gravure, selon qu'il s'agisse de l'intégrer ou non dans un livre.

Francis Veillerot rejoint indirectement ce constat quand il affirme qu'il n'y a pas de rôle dévolu aux matériaux (notamment, le bois et le fer), tout en constatant : " Après, il y a le côté pratique. Je n'ai pas de technique qui me permette de faire un tiroir métallique "

Il serait extrêmement réducteur, cependant, de n'envisager l'acte technique ou la pratique du matériau que sous l'angle de la limitation de liberté (créative) ou de la contrainte. Le processus mis en œuvre par nos interlocuteurs (là, il semble qu'ils soient tous concernés) semblent précisément beaucoup complexe. Rappelons le point de vue que Martine Rassineux évoque à ce sujet. Il nous conduit immédiatement au cœur de la problématique :

Martine Rassineux " Tu as utilisé un mot tout à l'heure : le filtre. J'ai l'impression que quand tu crées, si tu as accepté d'aller dans l'artisanat le plus que tu peux, de mener les deux recherches simultanément, eh bien j'ai l'impression que l'artisanat intervient comme un filtre qui n'est pas limitatif, mais qui est un filtre qui permet de re-mouliner la pensée, de la synthétiser et de lui faire dire l'essentiel. "

Louis-Philippe Antunes définit la création comme étant un domaine où la liberté dans le choix du matériau et des techniques est plus importante que dans l'artisanat

. C'est aussi, d'une certaine manière, ce qui est en jeu dans le point de vue d'Antoine Leperlier autour de l'utilisation
des " moyens " :

Antoine Leperlier " Je suis intervenu pour donner des cours au Royal College, à Sunderland aussi. J'ai discuté avec les élèves de leurs travaux, j'ai donné des conférences… Il y a réellement une grande liberté de ces élèves-là. Eux,
se trouvent avec une évidence du verre : il existe, si cela ne leur convient pas, il le font autrement. "

Il poursuit son raisonnement ; la question ne doit pas être posé autour du matériau, en lui-même, mais du regard porté sur l'œuvre :

Antoine Leperlier " Là où il y a une émancipation nécessaire dans les matériaux, c'est qu'il faudrait oublier le matériau, au sens où la question se pose de l'objet et pas du matériau. Le problème c'est qu'il n'y a pas de définition actuelle dans l'art de ce que c'est qu'un objet ; l'objet d'art. "

Ce qui pose le problème non plus, seulement, de la liberté de l'emploi du matériau " dans l'atelier ", mais aussi de la liberté du créateur - une liberté RECONNUE à sa juste valeur- d'employer les moyens adaptés à l'œuvre tout en revendiquant que l'essentiel ne réside pas dans le matériau lui-même mais dans l'objet. On retrouve là, le thème central de la problématique d'Antoine Leperlier. C'est certainement à partir de ce contexte, de confrontation à la réflexivité de son oeuvre, qu'il faut comprendre la déclaration suivante et qui permet de relativiser la portée nettement romantique du propos: Antoine Leperlier " La vraie question de l'artiste, c'est que pour moi, l'art est le seul espace dans lequel on peut encore avoir un espace de liberté, d'expérimenter sa propre vie. "

Les risques

A plusieurs reprises, la notion de risque est évoquée. En premier lieu on retrouve en des termes assez proches chez Bernard Pin et Antoine Leperlier une forme de dénonciation qui fustigent… " d'autres personnes ". Il est assez étrange de remarquer, faisant suite à l'épisode japonais, une nouvelle convergence du propos entre ces deux protagonistes - à peu près vers la même cible, d'ailleurs - qui prend ici la forme d'un véritable tir groupé ; chacun occupant, rappelons-le, les zones les plus opposées de notre terrain. Le but de cette salve est, pour les deux, identique. Le message essentiel pourraient se résumer par " ceux-là ne font pas partie de mon territoire " :

Antoine Leperlier " Toutes les questions de l'art et la vie se situent au niveau des moyens que l'on prend dans une vie que l'on se donne. Chacun à son rythme. Avec plus ou moins de risques. Il y a des gens qui ont pris beaucoup de risques, qui se sont vraiment beaucoup plus engagés dans leur vie. C'est là où je me vois très loin des métiers d'art. "

Bernard Pin " La création pour moi, ce sont des gens qui se mettent en danger, même en danger de vie ou de mort, parce qu'ils ne peuvent pas refreiner une pulsion interne, qu'ils soient écrivains, musiciens, artisans, artiste, ce qu'on veut… C'est un processus vital. Tout le reste c'est dans le confort, c'est du pipeau. On peut habiller de tout le vocable Maître d'art, trésors vivants, etc. mais pour moi, ce n'est pas de la créativité. "

Une autre acception du risque, concerne, cette fois-ci, la partie commerciale de l'activité, en particulier si la demande du client ne peut être satisfaite on risque de déboucher sur la remise en cause pure et simple du travail :

Telle est la situation évoquée par Francis Veillerot: les limites de la création se sont heurtées à une commande trop précise qu'il n'a pu honorer. Alors que la précision de la commande figurait parmi les conditions ordinaires voire indispensable dans son ancien métier de menuisier, cela l'empêche désormais de travailler. C'est sensiblement un processus du même nature qui se produit avec François Da Ros : il réalise qu'il n'y a pas d'accord possible avec la cliente sur ce qui doit être fait (elle lui demande de reproduire une maquette réalisée en PAO) ; il préfère refuser le travail. Peut-être que dans ce cas-là, il s'agit aussi du prix à payer pour la liberté, voire la fierté. Peu importe, c'est
la part du risque.

La création n'est pas le seul territoire de notre terrain où l'on encourt des risques. Voyons, cette fois-ci, comment il peut se présenter du point de vue de la restauration : Bernard Pin " Le problème c'est souvent qu'on ne peut pas faire le devis en démontant totalement l'objet. Prenons l'exemple bête : dans un jeu de flûte ou dans une pendule, vous avez un ressort. Vous testez bien de l'extérieur pour voir si le ressort n'est pas cassé, mais cela ne va pas vous dire s'il n'est pas fendu. Vous ne le saurez que quand le client aura accepté le devis et que vous allez vraiment le sortir. Là, vous pouvez avoir une surprise à mille balles. "

La rareté

La notion de " rareté ", si elle n'est jamais évoquée directement en tant que telle par les protagonistes, apparaît
pourtant en filigrane derrière les discours. Il m'a semblé intéressant de confronter ce qui s'est imposé à moi lors de
ces entretiens comme ayant un rapport avec ce concept que j'ai eu l'occasion d'entendre à maintes reprises, du côté institutionnel, lors de ma mission pour les Maîtres d'art et qui m'a toujours paru assez mystérieux.

Le fait est que François Da Ros, Maître d'art, s'est constitué, avec son territoire Anakatabase, un espace d'une extrême rareté. Cet univers matériel, spirituel et symbolique, qui transcende les genres, a été entièrement construit sur mesure à partir de la convergence de périodes cumulées, combinées et reconstituées de son existence. L'originalité, si ce n'est la rareté, de la démarche réside dans cette combinatoire relativement paradoxale. D'une part nous avons un territoire complètement improbable ou, à tout le moins, unique quand on examine un tant soit peu ce qu'il en retourne de sa généalogie et de la logique interne qui l'a fait émerger, en tant que tel, des mains et de l'esprit de son créateur. D'autre part, cet univers s'impose pourtant par une accessibilité immédiate ; à la fois par l'évidence de sa filiation avec la culture de métier de l'imprimerie et par la cohérence qui en découle, à tel point qu'on se demande pourquoi personne n'y avait pensé plus tôt. Enfin, alors qu'il est, par le système complexe de codage sur lequel il repose, en grande partie inintelligible l'Anakatabase se donne pour vocation une certaine forme d'universalité. De cette forme particulière, anakatabasienne, de la rareté, à la fois complètement créative et totalement traditionnelle, il n'en a jamais été question dans les échanges que j'ai pu avoir avec les institutions. Je suis même convaincu, que François da Ros est enfermé peu ou prou dans une représentation institutionnelle passéiste du typographe - dont il se départi bizarrement assez peu, d'ailleurs, lors des réunions - qui lui vaut certainement comme principale reconnaissance de rareté le fait de continuer à manipuler (encore) du plomb en l'an 2000…

Fermons là cette parenthèse, où je me suis livré, à mon tour, à une confrontation peut-être gratuite envers l'institution, provoquant, à cet endroit, non seulement une sortie fugitive de mon terrain, mais aussi une rupture dans l'indifférence à laquelle je m'étais pourtant obligé. Pour Francis Veillerot la rareté se porte dans l'emploi combiné de deux matériaux qu'il est peu courant de trouver usinés de cette façon sur des meubles :

Francis Veillerot " C'est une impression, je ne sais pas, en fait, si ça n'existe pas. Je ne l'ai pas vu quelque part. Cela vient du fait qu'il y a très peu de gens qui ont les deux casquettes " menuisier et ferronnier ". Il y a des architectes qui veulent inclurent les deux matériaux ensemble, mais comme ils ne connaissent pas vraiment la technologie du matériau, cela donne quelque chose… Mais ce que j'ai fait, c'est un peu personnel. Je ne l'ai pas tiré d'un enseignement. On me dit parfois qu'on a vu de meubles comme les miens… franchement quand je vois, je ne reconnais pas. Le mariage bois et fer, c'est très rare."

La rareté, comme je l'ai déjà évoqué, consiste pour Bernard Pin à la fois à se placer sur un territoire peu fréquenté (les instruments de musique mécanique) mais aussi à chercher, à l'intérieur de ces zones minoritaires, des sujets d'études encore vierges. Considérons que dans ce cas, la démarche consiste purement et simplement à endosser le profil du chercheur pour trouver des perles rares :

Bernard Pin" En fouillant dans toutes les bibliothèques que j'ai pu consulter, je n'ai trouvé qu'une dizaine de références, dont une seule cotée, avec cote d'archive. Donc, je me suis dit, soit il n'y a rien à chercher, soit cela n'a intéressé personne et, dans ce cas là, il y a peut être à chercher. "

Antoine Leperlier qui est, rappelons-le, Maître d'art se démarque avec conviction du discours institutionnel en remettant en cause, pour ce qui le concerne, la notion d'" excellence " (un autre leitmotiv promotionnel du CMA). Il ne semble pas qu'il réserve le même sort à cette notion de rareté, qui n'a pu, pourtant, lui échapper. On retrouve même, sur ce terrain-là, une certaine forme de surenchère dans son discours. Il n'est plus question de rareté mais d'unicité :

François Le Douarin " Vous avez donc quand même le sentiment qu'il pourrait y avoir une cohérence avec d'autres artistes qui ont la même démarche ?

- Antoine Leperlier Je n'en vois pas beaucoup. Je pense que ce n'est que ma question. Je ne me considère pas comme précurseur ou d'avant-garde, je pense qu'il y a peut-être des expressions uniques. "

Cette distinction entre " avant-garde " et " expression unique " qui recoupe également la problématique du " style " est essentielle dans la pratique d'Antoine Leperlier. Elle doit être resituée dans son contexte théorique.

Une autre acception possible de la rareté peut être repérée chez Antoine Leperlier, qui n'est pas sans rappeler celle qui s'applique à Bernard Pin ; c'est la délimitation d'un domaine, non pas " minoritaire " mais " minuscule " : Antoine Leperlier " (…/…) Je peignais… mais, en fait il y a un côté satisfaisant d'avoir délimité un domaine, comme un point minuscule. Je ne vois pas l'intérêt, même intellectuel, d'aller voir un autre matériau parce que celui que j'utilise me paraît complètement conforme à ce que j'ai envie d'exprimer. "

On peut considérer, également, que les enjeux de Louis-philippe Antunes sont à mettre en rapport avec une certaine forme de rareté, ne serait-ce que par le retour, négatif, qui lui parvient de son stand d'exposition: les créations contemporaines côtoyant l'ornementation du XVIIIe, les objets tournés et la sculpture animalière… Le caractère atypique provoqué par cet aspect " hétéroclite " de ses différentes productions provoquent le trouble dans son entourage, et par voie de conséquence chez lui-même. Il lui semblait pourtant naturel d'exposer ce qui constitue un ensemble de pratiques professionnelles et de techniques cohérentes les unes par rapport aux autres. Face à ce caractère d'étrangeté, peut-être plus que de rareté, Louis-Philippe Antunes choisit, pour sa part, de se concentrer sur un domaine, afin de dissiper le trouble et de s'inscrire durablement dans un territoire clairement identifié, et pour le coup, peut-être moins rare.

Le sacré

Parmi les personnes qui inscrivent leurs pratiques en référence au sacré, on trouve les Éditions Anakatabase, en particulier François Da Ros. J'ai déjà évoqué la filiation avec les études religieuses où le jeune pensionnaire du séminaire fit l'initiation de l'Anakatabase en tant qu'escalier de la vie, de même, il faut rappeler les multiples évocations des " prières à l'univers ", " l'alphabet sacré du typographe ", le " sens rituel " évoqué par Martine Rassineux, pour distinguer les œuvres d'art de l'objet d'artisanat… je m'arrêterai, en particulier sur la citation suivante :

François Da Ros " (…/…) Les mêmes choses peuvent être utilitaires : une table peut devenir un autel. Certaines tables bien faites, on les touche avec respect, parce que le fait de partager un repas, c'est autre chose que de se nourrir. "

Une correspondance s'impose avec la réflexion suivante d'Antoine Leperlier :

Antoine Leperlier" Je peux produire un siège comme on fait un trône, mais je ne produirais pas un siège pour une salle de classe. Je ne produirai pas un vase pour mettre des fleurs, je pourrais faire un reliquaire. Probablement, le designer aura plus de difficulté que moi à faire un reliquaire. La question de ce qu'on dépose, ce qu'on délègue dans un objet ne se pose pas de la même façon. Le designer aura une vision sociale d'usage, moi j'ai une vision d'ordre - entre guillemets - mystique, religieux, l'objet n'est pas dans un usage courrant, quotidien… L'objet porte plus que son usage. "

Antoine Leperlier confirme son attachement au sacré par l'influence qu'exerce sur lui l'art funéraire ou l'art primitif, envisagé comme art religieux, il évoque, en outre, le fait que " la création reste de l'ordre du divin " (page 100) et que l'art répond à une logique de contemplation

Le temps

Nous voici arrivé à un repère incontournable : le temps. D'où que l'on prenne ce terrain, on y arrive. Je l'ai déjà signalé au moment de la réflexion engagée à partir de mon observation sur le déroulement des entretiens. Voyons, à présent, ce qu'il en est de l'intérieur même du terrain.

Derrière le temps il est important de distinguer deux concepts distincts, même s'il ne me semble pas pertinent de les dissocier totalement : d'une part la durée d'un parcours à l'échelle d'une vie et, d'autre part, le temps lié au processus de fabrication d'une production (ou de création d'une œuvre). Précisons que la question du temps, compris à l'échelle historique, sera abordée dans une autre rubrique (voir La transmission, ci-dessous).

Le temps en tant que durée d'un parcours J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer le fait qu'il importait de prendre en compte le parcours de chacun des interlocuteurs afin de comprendre comment les enjeux des uns et des autres se positionnaient dans une dynamique individuelle. De fait, en observant globalement le terrain sous cet angle, on peut déjà remarquer un certain niveau de convergence entre des profils, pourtant très différents : dans tous les cas, s'est posé, à un moment donné, la nécessité de parvenir à exercer une activité professionnelle en raccordant entre eux un certains nombre de disciplines ou d'univers personnels, jusque là dissociés.

Le cas de Louis-Philippe Antunes, on l'a vu, relève précisément d'une certaine forme d'atypie qui se caractérise par une multiplicité de pratiques professionnelles. Premier constat : ce n'est qu'au bout d'un certain nombre d'années, que Louis-Philippe Antunes a pu mettre en œuvre cette convergence de pratiques consistant à réaliser avec les mêmes outils aussi bien une œuvre de création qu'une restauration ancienne. Pourtant, une fois rassemblées les unes à côté des autres, les diverses productions (au sens large), résultantes de ces pratiques multiples, apparaissent comme " hétéroclites " aux yeux de la clientèle et à l'artiste lui-même. Là encore, la perception selon laquelle cette multiplicité - néanmoins hétéroclite - était un handicap sur le plan commercial, tout comme les interrogations que cette prise de conscience provoque sur la nature de son activité, ne peuvent être réellement évaluées que par le temps. Non seulement, il s'agit du recul indispensable au regard critique sur son propre parcours, mais aussi, et surtout, de la conscience d'y passer le temps nécessaire pour " aller au-delà ", comme dit François da Ros. Le passage entre le statut d'ornemaniste et celui d'artiste-sculpteur doit prendre de longs mois, voire même des années, qu'il est difficile d'évaluer. Louis-Philippe Antunes a beau être inscrit à la maison des artistes, faire imprimer de nouvelles cartes de visite et modifier son site Web. Il a conscience que le mécanisme de ce passage, compte tenu de son parcours, doit passer par d'autres étapes beaucoup plus imprévisibles. C'est probablement à cet endroit que se situe véritablement le trouble et l'inquiétude, peut être plus que par rapport à un enjeu de positionnement normatif vis à vis de techniques, de matériaux ou de statut. C'est d'ailleurs le sens donné à la fois aux formations qu'il souhaite organiser dans son atelier, présentées comme une sorte de sas entre l'artisanat et la création, tout comme sa volonté, guidée par la prudence, de ne pas couper brutalement les ponts avec l'univers artisanal. Il est probable qu'il trouvera " sa voie " en passant par le seul processus dont on ne puisse faire l'économie : l'expérience nécessaire demandée par le temps pour y arriver selon ses propres pratiques et son parcours.

On retrouve chez Francis Veillerot, du point de vue du parcours, des recoupements avec Louis-Philippe Antunes.
Il y a d'abord cette filière commune ; la menuiserie, voire d'autres activités liées au métier du bois. Dans des contextes différents, l'un comme l'autre ont été amenés à reconsidérer leur parcours pour des raison qui tiennent au caractère physique de ces métiers (voir plus loin Le Corps). Enfin, du point de vue des techniques pratiquées, ils ont, tous les deux, plusieurs cordes à leur arc ; ce qui ne constitue pas, en soi, une situation exceptionnelle dans l'artisanat, mais qui joue ici un rôle compte tenu des parcours individuels de l'un et de l'autre et de leur positionnement par rapport à la problématique art/artisanat. Là, s'arrête la convergence entre Louis-Philippe Antunes et Francis Veillerot, car les logiques dans lesquelles chacun s'inscrit ne sont pas, à ce jour, du même ordre. Dans le cas de Francis Veillerot,
il y a bien, aussi, une convergence de discipline et de matériaux (bois/fer) qu'il est, d'ailleurs, " insolite " de trouver
dans un meuble. Il ne fait pas de doute que Francis Veillerot s'est peu à peu construit son propre univers de référence professionnel au travers de la création-construction de ses meubles. Ce processus, profondément empirique, repose sur l'état d'esprit pragmatique de l'artisan. Une logique que l'on pourrait reformuler ainsi : partons de ce que l'on connaît, prenons de l'ancien pour faire du neuf, laissons les choses se faire et après on verra s'il y a lieu de raccorder cela à tel ou tel système de référence (page 271). Même s'il a conscience qu'il est nécessaire de fournir un discours commercial plus ou moins " délirant " pour vendre ses meubles, il affirme que le processus qu'il l'a amené là s'est construit progressivement au fil des années et qu'il est difficilement de le formaliser ou de le restituer autrement que par les gestes (voir La mémoire). C'est effectivement, à la suite de pratiques expérimentales - dont le détail ne nous est pas donné, mais dont on sait quelles sont basées à la fois sur la connaissance du travail du bois, acquises selon les " règles " de l'art et sur une approche " autodidacte " du fer - que Francis Veillerot est arrivé à produire des meubles.
De ce point de vue, il est déjà passé " de l'autre côté ." Ce qui ne signifie pas, d'ailleurs, que l'histoire est figée à ce point ; car la question -cruciale- de la rentabilité est posée, ce qui peut remettre en cause les pratiques actuelles de l'artisan-créateur. Le rapport qu'Antoine Leperlier établit entre sa pratique expérimentale de la pâte de verre et son parcours
a déjà été longuement évoqué, puisqu'il s'agit d'une dimension essentielle qui caractérise son territoire. Je me contenterais donc de rappeler ici que l'enjeu initial d'Antoine Leperlier a consisté à trouver les moyens qui lui permettent de raccorder les pratiques artistiques de jeunesse avec la transmission familiale de la pâte de verre. La connexion a pu finalement s'opérer de façon satisfaisante, après de multiples étapes qui se sont étalées sur plusieurs années, sans toutefois qu'il y ait lieu de se satisfaire du regard externe porté sur cette expérience ; la démarche n'étant généralement pas évaluée et jugée du point de vue d'où le créateur la place.

La description du processus temporel permettant de raccorder entre eux des domaines distincts et de les juger a posteriori comme étant, de ce fait, de l'ordre de la création ou de la créativité, a été également longtemps évoquée ici en ce qui concerne François Da Ros et Bernard Pin. On retrouve chez ces deux personnes un niveau de convergence dans cette approche qui est assez remarquable, d'autant qu'ils se situent sur des territoires qui n'ont, en eux-mêmes, que très peu de rapports.

Récapitulons : ce qui distingue les uns et les autres dans la relation qu'ils établissent entre leur parcours et leurs pratiques, pourrait se décomposer comme suit :

1. En admettant qu'il s'agisse d'un enjeu central pour ce groupe : sont-ils déjà passés de l' autre côté " (François Da Ros) ? Entendons par là, ont-ils réussis la connexion entre plusieurs domaines jusque là dissociés ? Ou, plus simplement, se sont-ils " rejoints " (Bernard Pin), en parcourant d'une manière ou d'une autre, un chemin par rapport à leurs propres enjeux ? De ce point de vue, ils semble qu'ils y soient parvenus, à l'exception, peut-être de Louis-Philippe Antunes, qui doit encore suivre sa voie.

2. Une fois passés, il faut savoir s'il y retrouvent leur compte ; sont-ils satisfaits ? Force est de reconnaître, qu'à ce moment, deux personnes se distinguent : Francis Veillerot et Antoine Leperlier ; mais là, plus qu'une convergence, c'est à un véritable chassé-croisé auquel on assiste. Antoine Leperlier, qui est bien installé avec le temps dans ses réseaux de ventes, semble regretter que ses créations doivent passer par un circuit commercial correspondant, approximativement, à l'étiquette" artisanat d'art ". Francis Veillerot, inversement, qui est plus jeune dans ce circuit, apprécie que ses meubles s'exposent dans un circuit de vente correspondant, à peu de chose près, au même type de référence esthétique que celui d'Antoine Leperlier ; tout en considérant qu'il s'agit d'art contemporain. Pour résumer, en partant du point de vue de chacun : l'artiste expose, dans l'inconfort, chez les artisans et l'artisan (du meuble) expose, avec satisfaction, au côté des artistes contemporains. Cette représentation renvoie à la vision normative de la situation qui, comme je l'ai déjà signalée est essentielle dans ces milieux. Pour autant, dès lors que l'on modifie l'angle de vue pour observer la scène, sur la durée et à partir d'un point de vue économique, les propositions sont inversée : Antoine Leperlier est dans le confort, contrairement à Francis Veillerot. Autrement-dit chacun est satisfait à l'endroit qui lui importe le moins ; et réciproquement. Les deux campent, cependant, sur leurs positions acquises avec le temps, espérant que l'avenir leur donnera raison ou satisfaction.

3. Enfin, dès lors qu'avec le temps les personnes ont réussi à recomposer leur univers de création ou de créativité et qu'elles semblent, à peu près et globalement, satisfaites de leur situation, ce qui est le cas de Bernard Pin et François Da Ros, se pose éventuellement la question de la suite des événements, y compris après la mort ; ce qui nous renvoie à la problématique de la transmission (voir ci-dessous).

Mais avant d'aborder la transmission, revenons en arrière ; c'est à dire, à considérer une échelle du temps qui se mesure sur une durée plus courte ; le temps lié au processus de production ou de la création.

Le temps lié au contexte de production et de création

Bien entendu, la distinction que je propose d'établir entre les deux niveaux d'échelle temporelle est discutable : dans quelle mesure est-il pertinent, pour ce terrain, de dissocier le temps de l'expérience du celui de l'acte " technique " ?

Cette question me renvoie d'ailleurs directement à l'épisode de Bernard Pin me rabrouant à propos du " faux débat " manuel-intellectuel dans lequel je m'étais engagé. Considérons, donc, que pour Bernard Pin cette distinction appartient à une représentation qu'il conteste, non pas du fait qu'il considérerait qu'il n'y a pas de temps technique dans son activité, mais parce que le fait d'évoquer ce moment " technique ", en opposition, en dehors ou pire :" en-dessous "
du contexte de recherche et d'expérimentation correspond à une vision de son métier qu'il combat et qui rentre en opposition frontale avec toute sa démarche. Il importe donc que cette représentation ne soit pas associée à son nom,
a fortiori dans un mémoire universitaire (même s'il s'agit de celui d'un " sociologue ").

Qu'en est-il pour les autres ?

Voici la réponse de Francis Veillerot quand il lui est demandé s'il envisagerait de faire de la restauration :

Francis Veillerot " Ah non c'est pas mon truc. J'en ai fait, cela ne m'intéresse pas. Trop de patience. On ne crée pas assez. Utiliser des techniques anciennes… Trop patient. Cela ne monte pas assez vite. Il me faut un côté escalier (mon ancienne activité), un rapport à la masse qui monte plus ou moins vite. Alors que la personne à côté va travailler des centaines d'heures pour un petit machin. "

Un clivage important se fait jour ici, non seulement entre Bernard Pin et Francis Veillerot mais, également, entre ce dernier et les deux autres (Antoine Leperlier et François Da Ros).

Pour Antoine Lerpelier cette échelle du temps, inférieure à celle du parcours individuel, est évoquée sous l'angle de
l' expérimentation concrète, en réel " liée au processus de création. Ce qui l'amène à considérer qu'il " ne connaît ce qu'il pense que bien après l'avoir fait "
.Cela a déjà été signalé, la démarche d'Antoine Leperlier procède d'une logique
où il est question d'aliéner son temps à une matière qui exige de soi qu'on s'y donne ". Ce regard sur sa propre pratique, à partir de la question du temps, rejoint d'une part, la connexion qu'il pu mettre en œuvre entre ses enjeux personnels et la pâte de verre et, plus généralement, les considérations autour de la contemplation d'une œuvre d'art.

C'est une logique comparable à celle qui vient d'être décrite qui est présente chez François Da Ros. Comme pour Antoine Leperlier, le découvreur de l'Anakatabase estime que cet aspect du temps qui passe au moment de l'acte pratique est une composante essentielle de son métier. Là encore, je l'ai déjà longuement évoqué, je rappellerai donc que François Da Ros insiste même, au-delà de la nécessité de prendre en compte ce temps nécessaire à composer, qu'il est question d'une indispensable " lenteur " à la composition du texte.

La transmission

La transmission, on l'a vu est, en quelques sortes, le territoire de référence de Bernard Pin. C'est le seul du groupe
qui se pose, en ces termes, la question du temps comme une entité globale, indissociable, cohérente et guidée par le même fil conducteur entre son parcours, sa pratique et le futur :

Bernard Pin " Oui mais je vais crever ! Voilà, aussi ce qu'apprend la recherche historique, c'est justement la volatilité des vies. C'est pour cela que si on a passé des heures à faire une recherche, au moins que cela soit utile. Ce n'est pas pour que soi-même on apparaisse dans un bouquin, un livre des records… Puisque moi, j'ai acquis mon savoir par des gens qui ont écrit des bouquins il y a deux cent ans, même s'il y a personne qui s'y intéresse aujourd'hui, peut-être que je ferai plaisir à un mec dans deux cent ans. "

On peut considérer que ce regard sur la nécessité de la transmission est, en quelques sortes, une déformation professionnelle du restaurateur. On peut également envisager (ce qui n'est pas contradictoire) que le fait de
" suivre le fil " pour remonter l'histoire et même s'y projeter dans un futur qu'il ne connaîtra pas procède d'une démarche de curiosité et de créativité, placée à cet endroit par les circonstances ; telle est, en tout, cas son opinion :

" Quelqu'un peut être créatif sous différentes formes, s'intéresser à mille domaines avec un fil commun. Il y a un tronc avec plusieurs branches. "

" Il se trouve peut-être que j'ai un atavisme, qui vient d'un grand-père que je n'ai pas connu. (…/…) Moi, je me reconnais dans cet être ; à la fois dans son incapacité à gérer l'argent et dans cet aspect de la créativité.(…/…) J'ai eu la chance d'avoir eu assez de bribes d'histoire de mon grand-père, sans l'avoir connu, d'avoir vu des choses de lui, pour en faire, au moins, une complicité. C'est en ce sens-là, que la créativité est là. Même si on se fait des idées, lorsqu'on est jeune et qu'on se rend compte qu'on ne pourra pas les réaliser, on peut avoir un autre talent ailleurs et on s'oriente vers ce talent. "

François Da Ros exprime un point de vue qui peut sembler assez proche de celui du " restaurateur créatif " Bernard Pin. Lui aussi, évoque cette notion de fil qui lui permet de remonter l'histoire dans son domaine (la typographie) et considère qu'il y a une articulation qui s'effectue entre le passé, le présent et le futur lorsqu'il distribue ses livres.
La différence essentielle dans la démarche, réside dans le fait que la pratique de François Da Ros étant guidée par une logique interne au livre (tout en s'adressant à l'univers, certes), ne répond pas à cette nécessité absolue de la transmission, du " geste historique " que l'on trouve dans la pratique de la restauration de Bernard Pin. L'autre différence tient au moment où s'effectue cette circulation dans le temps ; il est essentiel pour François Da Ros d'indiquer qu'elle se produit au moment du geste technique de la distribution (page 144) - ce qui est logique, dès lors que l'on connaît l'importance de la lenteur dans le faite de composer (voir plus haut). Le métier de Bernard Pin, par contre, ne correspond pas à cette logique de remontée dans le temps en séquences distinctes de travail (voir page précédentes).

La transmission, c'est aussi, pour Antoine Leperlier l'héritage culturel et affectif du grand-père, ce en quoi, d'ailleurs,
il rejoint Bernard Pin. Associé à l'image du grand-père - plus exactement de la transmission de Décorchemont -
on trouve le terme de " lourdeur ", qui s'applique également au matériau, à l'univers artisanal ainsi qu'à l'enjeu personnel qui se trame derrière tout cela… On peut considérer que cet ensemble, auquel il faudrait ajouter Picasso, les surréalistes, l'art primitif, l'art funéraire, Cobra, l'art brut, Cellini, le temps qui passe et la mort… fut, certes, extrêmement pesant ; mais nécessaire pour en arriver là. Antoine Leperlier ne se situe pas, non plus, dans une logique de transmission directe de son savoir-faire technique ni d'une quelconque forme d'excellence, pour la bonne et simple raison qu'il lui importe avant tout, en tant qu'artiste, de considérer l'intention ou l'intuition qui commande la création avant d'envisager a priori le moyen qui pourrait être utilisé à cette finalité. Cette position lui permet, néanmoins, de porter un regard attentif sur les évolutions qui ont cours dans les écoles d'art et les galeries, notamment à l'étranger,
en faveur de la prise en compte progressive de " l'art des matériaux ", tel qu'il le conçoit, dans le champs de l'art contemporain. De ce point de vue, effectivement, lorsqu'il participe à des conférences ou qu'il donne des cours, on peut considérer qu'il participe à une forme de transmission de ses pratiques.

Les expérimentations

Tous les ateliers visités évoquent, à un niveau ou à un autre, des pratiques qui s'apparentent à une démarche qualifiée par les personnes elles-mêmes d'expérimentation (ou qui me semble qualifiable comme telle). Il s'agit encore, d'un thème fort, potentiellement porteur de sens commun aux cinq ateliers. Ce thème s'impose, par son importance en regard de l'autre repère qui vient d'être évoqué : le temps. Il n'est pas sans intérêt, pour la suite de l'observation, de garder (provisoirement) cette double vue, si je peux dire,.et d'y ajouter la rubrique de la liberté (page 231). Nul doute, que muni de cette triple vision, il nous sera permis de percevoir, d'une acuité particulière, en quoi consiste, sur notre terrain, l'expérimentation.

Louis-Philippe Antunes, qui est donc dans une logique de définition de territoires, énonce une distinction essentielle entre l'art et l'artisanat :

" L'artiste peu très bien se rendre en compte qu'en cours de travail la matière ne convient pas pour la réalisation de cette œuvre. Cela évolue tout le temps durant la réalisation, c'est le côté découverte et mystérieux qui est intéressant."

Quand on va dans la sculpture artistique, on peut juste avoir une esquisse, un modelage en terre qui nous guide et dans l'avancement de la sculpture on peut aussi découvrir d'autres choses, dériver. "

Au-delà de l'opposition " liberté de l'artiste/contrainte de l'artisanat " déjà évoquée (page 266), les citations ci-dessus comportent une nouvelle dimension intéressante : la dérivation. Martine Rassineux apporte à la dérivation, une nuance supplémentaire, l'oubli :

Martine Rassineux " Pour moi, les séances de travail, cela va consister à dire : j'oublie tout ce que j'ai fait avant et on verra ce qui se passe. Tu as des idées, mais tout est en évolution possible. "

Antoine Leperlier répond, d'une certaine façon, à Louis-Philippe Antunes et Martine Rassineux :

Antoine Leperlier " Il y a une grande part de pré-conception dans ce que je fais. Dans un média tellement lourd, il n'y a pas d'improvisation. Je ne suis pas Pollock. Mais la question se pose avant. Je pense qu'il faut d'abord savoir si l'artiste se reconnaît dans les moyens qu'il utilise, est-ce que c'est homogène par rapport à ce qu'il veut dire ? La création technique n'a de sens que si elle permet d'expérimenter l'intuition qu'on veut représenter. "

On retiendra que " la question se pose avant " et non " en cours de travail ". De plus, on retrouve (ce qui a déjà été pointé) le fait qu'"il n'y a pas d'improvisation " possible. Antoine Leperlier évoque, à un autre endroit, la pâte de verre en tant que " procédés exigeants ", " des techniques lourdes, véritablement artisanales", qui ne permettent pas " l'expérimentation en réel ". Ce qui signifie que si l'expérimentation a lieu, elle procède par phases successives : d'une part, celles qui éventuellement pourront montrer " d'autres pertinences " et, d'autres part, celles qui permettrons à Antoine Leperlier de " ré-exploiter " ultérieurement ces pertinences

.Chez Martine Rassineux nous avons également une décomposition du processus d'expérimentation en phases successives et cumulatives, mais ici les étapes correspondent aux phases techniques de gravures et d'impression qui sont prises en compte par la même personne pour concevoir, en amont, la création :

Martine Rassineux " Tu peux donner des ordres au taille-doucier…(…/…) mais tu n'auras pas cette expérience de l'impression qui fait que tu vas graver autrement. Puisque tu as, toi, imprimé et que tu t'es rendu compte qu'il y a des choses qui te conviennent. "

Francis Veillerot, comme nous l'avons vu apporte sa contribution au débat dans des termes qui sont très proches de ceux d'Antoine Leperlier lorsqu'il évoque qu'il ne peut pas se permettre d'improviser.

François Da Ros et Martine Rassineux, sur ce sujet, ne partagent pas exactement le même point de vue :

François Da Ros " L'idée reste, mais elle peut complètement changer par rapport à ce qu'on pensait que cela allait être. Martine Rassineux On n'est pas très attachés à la forme. "

Leur pratiques les amène d'abord à considérer le projet en cours d'un point de vue critique en se donnant le temps pour juger, quitte à le sacrifier s'ils réalisent qu'ils s'étaient fourvoyés (une hypothèse qui n'a pas été évoquée par les autres) :

François Da Ros " L'idée de départ, pour nous, c'est le livre, même si, au début, on sait que l'on va cafouiller comme là. On change, on fout tout en bas.

Martine Rassineux C'est vrai : on laisse reposer, et si ça ne nous convient pas, tant pis, on dégage, même s'il y a des impératifs matériels. Après, sinon, il y a toujours une espèce de toile de fond de quelque chose qui aurait dû ne pas exister et qui traîne. Cela entrave trop de choses, en fait. "

Un autre aspect de l'expérimentation concerne le rapport aux règles techniques.

Francis Veillerot se considère comme autodidacte sur le travaille du fer, ajoutant immédiatement qu'il ne l'est pas en ce qui concerne le bois.Quelle la relation de l'un sur l'autre ? Francis Veillerot nous indique que dans un cas -le fer- il peut se permettre de ne pas respecter " les règles de l'art ", alors que dans l'autre - le bois- il " se flatte d'aborder ces règles ". Il se trouve que c'est précisément avec le nouveau matériau, le fer, qui intervient, donc, plus tardivement dans son parcours, qu'il se permet cette liberté dans le traitement technique. C'est également le fer, traité à froid, selon une méthode non conventionnelle et combiné de façon très personnelle avec le bois, qui introduit en grande part la créativité à ses meubles.

Francis Veillerot évoque également le terme de " bricolage " à propos du travail du fer : Francis Veillerot " Bricolage : tout simplement, faire des choses sans posséder toute la maîtrise. Cela s'évalue au nombre d'erreurs faites. "

On retrouve ici un nouveau point de convergence avec Antoine Leperlier :

Antoine Leperlier " (…/…) Décorchemont était très mauvais. Il n'avait aucune excellence dans son métier. (…/…) Il a fait des erreurs énormes d'évaluation technique pendant cinq ou six ans, pendant la guerre de 14. (…/…) Il aurait ouvert un livre technique, il aurait su.(…/…) "

- François Le Douarin C'était nécessaire par rapport à sa démarche ?

- Antoine Leperlier Cela avait du sens dans ce côté proprement expérimental. Cela ne l'a pas empêché de créer de nouvelles formes. Il a fait moins de pièces que prévu. Probablement que financièrement c'était moins intéressant. Mais tout ce qu'il a développé comme expérience personnelle, lui a servi. Il ne voyait pas ce qu'il faisait comme un métier. "

Antoine Leperlier évoque également pour lui-même dans quelles conditions il est amené à faire des erreurs et le sens qu'il donne à ces situations ; nous sommes toujours, à cet endroit, dans une problématique intégrée à l'expérimentation, mais que j'aborderai un peu plus loin (voir ci-dessous, La Mémoire).

La prise en compte des erreurs ainsi que le non respect des règles dans le processus d'expérimentions concerne également les Éditions Anakatabase. On a vu comment Martine Rassineux pouvait utiliser des épreuves " ratées " pour exprimer la multiplicité du style baroque. La genèse même de l'univers Anakatabasien, ou plus exactement le déclencheur, rappelons-le a débuté par une erreur. Enfin François Da Ros évoque à de nombreuses reprises les raisons qui peuvent le conduire à ne pas respecter les règles typographiques.

.L'expérimentation, qui semble donc être une sorte de fil conducteur dans la démarche de création, serait-elle pour autant absente du champ de Bernard Pin ? J'ai déjà eu l'occasion d'aborder longuement cette question, mais laissons-lui le dernier mot :

Bernard Pin " Finalement, j'ai navigué comme ça. Mais, j'ai navigué sans avoir l'expérience, par exemple, d'un étudiant d'université d'histoire de l'art, à qui on va apprendre comment on se sert des outils que sont les centres d'archives, les bibliothèques, (…/…) etc. Moi, je n'avais absolument pas cette expérience là. Pour mon bonheur et pour mon malheur, j'y suis allé encore à l'instinct.

Le corps

La dimension corporelle, physique intervient à de nombreuses reprises lors des entretiens. En premier lieu, cela a déjà été évoqué, mais, il faut rappeler ici dans quelle mesure les accidents de travail de Louis-Philippe Antunes et Francis Veillerot ont joué sur le cours de leurs parcours au point qu'ils en arrivent, aujourd'hui, à se poser la question de la création.

Par ailleurs, même si cet aspect demande à être revisité lorsque je l'aborderai de façon plus détaillée un peu plus loin (voir La mémoire), il y a une réflexion assez complexe qui tourne autour de la relation entre le savoir-faire technique, l'intuition et le corps dans la pratique d'une activité manuelle ou artisanale.

Antoine Leperlier l'évoque sur le mode du regret :

Antoine Leperlier " C'est là-dessus que l'éducation ne se fait plus. On me dira : " t'es un gars pour l'ancienne… " Je pense qu'il y a, de plus en plus, une perte, une coupure de la main et du corps. La technologie nous a coupé. On a perdu réellement un contact direct aux choses, de façon très intuitive. "

Mais il apporte aussi, sur cette question-là, trois exemples aussi remarquables qu'émouvants où il décrit en quoi pourrait consister cette forme d'intuition :

Antoine Leperlier " Je mets cela au four, et pendant la nuit, je me réveille, je suffoquais. Réellement, mais en demi-sommeil. J'étais mal, je n'arrivais pas à respirer. J'étais le moule, je me voyais dans le four et j'étouffais. Je savais que le verre débordait, il ne rentrait pas. "

Antoine Leperlier " (…/…) Il dit : " Tu es le moule, c'est ton volume, c'est toi. Tu regardes ta bassine, tu mets de l'eau. Quand t'as plus soif, t'as assez d'eau". C'est juste. On le ressent. On remplit la bassine, on a appréhendé ce volume.
A un moment donné, on sait que c'est assez. Après on mettra le plâtre. "

Antoine Leperlier " On place le tronc, il regarde le mur, il met deux clous, il perce deux trous, il prend une ficelle, il se met au bon endroit. Il me dit : " bouges-toi ", hop, il tire, et le mur s'effondre. C'était une évidence. Nous, on y serait allé à coup de marteau. Lui avait passé sa vie dans la construction, il savait tout. Il savait ce qu'étaient les fondements d'une maison. Il était la maison. "

François Da Ros comme Antoine Leperlier met en relation la problématique du corps avec celle du temps : François Da Ros " Je le disais il y a trois jours à un jeune infographiste typo, qui fait du plomb, il a essayé, il a vingt-sept ans, c'est un littéraire qui est à Estienne. (…/…) Je lui ai dit : " tu connais trop de choses intellectuellement dans le livre et tu n'as pas passé toute cette expérience ; tu n'as jamais fait de livre dans tes mains. Le corps n'apporte pas sa réponse. Il y a juste ton esprit qui apporte la réponse. "

François Da Ros " Maintenant, tout ceux qui font encore de la calligraphie : pour moi c'est du pipeau. C'est un bon exercice personnel, mais la calligraphie, à un moment, c'était nécessaire : l'image leur était interdite. Tout passait par là. Aujourd'hui c'est un exercice mais, sans cet interdit, cela ne peut plus avoir la même valeur. Souvent, il ne reste que la valeur de l'esthétique. Ce n'est plus l'esprit qui mène la main. Il n'y a plus la nécessité qui est derrière. "

La mémoire

Nous voilà arrivé sur ce que j'avais désigné comme étant " les enjeux principaux " de Francis Veillerot. Sa réflexion sur la " mémoire procédurale " basée sur l'observation du processus de mémorisation des gestes techniques du menuisier m'avait conduit à émettre une hypothèse sur une possible transposition de cette aptitude technique sur le terrain de la création

Lors de ce travail d'enquête autour des entretiens, il m'est arrivé de vivre des situations assez fortes sur le plan émotionnel, tant par les situations de complicité ou de confrontation provoquées par la relation d'échange que par la qualité des témoignages.

Le passage qui suit correspond précisément à ce genre de situation ; ce qui m'avait été proposé quelques semaines plus tôt par Francis Veillerot autour de la " mémoire procédurale ", qui m'apparaissait alors totalement comme une découverte, était à nouveau évoqué, en des termes sensiblement identiques, par Antoine Leperlier :

Antoine Leperlier " Je prends des notes sur beaucoup de choses. J'écris plus les pièces que je ne les dessine, mais les procédés techniques je ne les écris pas. (…/…) Je fais confiance à l'amnésie, parce que le seul intérêt c'est de ne pas perdre son temps à relire ses notes. Ce qui est intéressant c'est de se remettre dans des situations où je fais confiance à une amnésie réelle : je ne me souviens pas l'avoir fait, mais je suis persuadé que mon corps s'en souvient, lui. (…/…). En fait, je vais savoir sans me rappeler d'où cela vient.

- François Le Douarin Il faut que des conditions se reproduisent ?

- Antoine Leperlier Cela peut être des conditions approchantes ; cela se joue souvent ainsi, parce que parfois, je fais des erreurs techniques. Evidemment, mon assistante ne fais pas ces erreurs… Moi je fais des erreurs grossières, parce que j'ai vraiment oublié, mais… c'est moi. Dans toutes mes pièces, il y a des défauts. Ce n'est pas un problème, c'est la main de l'homme. "

La convergence des propos entre les deux personnes, sur un sujet relativement " pointu " est à ce point frappante qu'elle mérite déjà, en soi, d'être soulignée (voir l'analyse du profil de Francis Veillerot. Mais en plus, il y a ici une multitude d'informations qui se recomposent, tel un puzzle, à partir des différentes balises thématiques repérées jusqu'à présent : l'expérimentation, le corps, le temps… Le fait qu'Antoine Leperlier utilise le terme " amnésie " et non " mémoire " souligne l'importance de l'aspect corporel du processus qu'il décrit. Il peut faire " confiance " à cette amnésie puisque le " corps s'en souvient, lui "; ce qui va permettre à l'artiste de " savoir sans se rappeler… " Comme Francis Veillerot, Antoine Leperlier évoque le fait qu'il ne prend pas des notes sur les procédés techniques (les temps de cuisson, les compositions des plâtres, les finitions des pièces, etc.). Il dit qu'il ne veut " pas perdre son temps à relier des notes ." On sait, par ailleurs, qu'il ne s'agit pas d'une question de principe : Antoine Leperlier n'est pas un homme pressé, sa création ne procède pas d'une démarche expressionniste ou de l'ordre de la fulgurance, il n'y a de nécessité à comptabiliser les heures (ce en quoi il se distingue, d'ailleurs, de Francis Veillerot). Ce refus de " perdre son temps
à relire des notes " peut sembler, à première vue, paradoxal : on prend généralement des notes, justement, pour économiser son temps. Par exemple, Bernard Pin nous indique, à ce sujet, la méthode qu'il a mise en place dans le cadre d'une recherche historique:

Bernard Pin " J'avais accumulé des tonnes de notes que j'ai mises en informatique. Cela me permet de gérer l'information en grosse quantité que la mémoire seule ne peut pas gérer. Je ne réserve à ma mémoire que les grandes lignes, le reste c'est dans l'ordinateur. Parfois en relisant des fichiers, je me dis : " Tiens, j'ai trouvé, c'est marrant… ah, oui, c'est intéressant… "

Cette méthode de travail, basée sur la prise de notes, fonctionne parfaitement dans le cadre de la recherche documentaire ; elle est certainement, même, nécessaire. Par contre le même type de méthode serait totalement inutile et même contre-productive si on devait l'appliquer dans le contexte d'Antoine Leperlier, y compris pour les procédures techniques qui peuvent être décrites précisément par des mesures, des quantités, des paramètres objectifs, etc. Antoine leperlier ne veut pas perdre son temps à prendre et à lire des notes puisqu'il peut " faire confiance à l'amnésie ". Il n'a donc pas besoin de ces notes, ce serait une perte de temps ; alors qu'il a choisi justement , comme je l'ai déjà indiqué, d'" aliéner son temps à une matière qui exige de soi qu'on s'y donne ". Cela n'aurait donc aucun sens d'essayer de gagner du temps en prenant des notes, alors que sa démarche de création exige justement qu'il le perde dans la matière.

De la même façon, le regard porté sur les erreurs (voir page précédente) renseigne sur la fragilité du processus d'amnésie décrit par Antoine Leperlier. Aussi spectaculaire qu'elle puisse paraître, " l'amnésie, la mémoire du corps " n'est pas un acte de magie ; il est nécessaire, donc, de " s'y donner ", " d'y aliéner son temps ", faute de quoi, il arrive qu'il fasse des erreurs. Cependant il considère que faire des erreurs, dans sa démarche et à ce niveau (technique) "
ce n'est pas un problème. ", car il est sous-entendu que sa pratique est intégrée dans un champ d'expérimentations artistique. Du fait de ce caractère " expérimental ", comme on l'a vu, il est tout à fait possible que l'on soit amené à produire, voire recycler des erreurs : " c'est la main de l'homme ". Dans le cas d'Antoine Leperlier, l'artiste utilise donc les mêmes moyens que ceux de l'artisan. Le processus de " mémoire-amnésie " par lequel on accède aux gestes techniques est donc également le même qu'il s'agisse de l'artiste ou de l'artisan (on remarquera que les exemples évoquent aussi bien sa propre pratique que celles d'artisans). Par contre l'erreur technique, tout en se produisant dans un processus identique, n'aura pas la même valeur pour l'artiste et pour l'artisan : on suppose que si le maçon avait provoqué l'écroulement du plafond au lieu du mur, on aurait difficilement accepté qu'il s'agisse là de " la main de l'homme ".

Louis-Philippe Antunes apporte également sa contribution au débat :

Louis-Philippe Antunes " Il est en moi ce côté technique, je n'ai plus à me poser des questions telles que : " je ne sais pas comment résoudre ce problème , il faut que je me renseigne pour savoir comment je dois procéder. " Ceci dit, on se pose toujours des questions, parce que la création c'est un travail de réflexion. "

Il me semble que Louis-Philippe Antunes évoque ici, une réflexion très proche, si ce n'est similaire à celles de Francis Veillerot et d'Antoine Leperlier, en ce qui concerne la mémoire des gestes. Néanmoins, il lui est encore difficile d'articuler ce savoir-faire qui est " en lui " avec sa pratique artistique. Lorsqu'il affirme :" on se pose toujours des questions, la création c'est un travail de réflexion. " cela me renvoie à l'hypothèse que j'évoquais sur la nature du trouble dans lequel se trouve actuellement Louis-Philippe Antunes . Il lui reste peut être tout simplement à expérimenter ce temps nécessaire pour que sa propre réflexion, ainsi tout ce qu'il a en lui, le conduise à bon port.

Statut social/Pratiques

Avec ce thème, nous voilà -partiellement- revenu, en fin de parcours, au questionnement initial de cette étude : qu'en est-il de l'état de membre des nos interlocuteurs ? Il importe cependant de rappeler que la notion de " membre ", au sens ethnométhodologique, n'indique pas une appartenance " identitaire " à un groupe social clairement identifié, tel qu'on pourrait le comprendre en sociologie, par exemple . De plus, dans cette rubrique il sera aussi question de réflexivité. C'est la raison pour laquelle, pour aborder cette ultime immersion dans le terrain, il m'a semblé que l'intitulé
" Statut social/pratiques " permettait de mieux représenter ce que le terrain nous renvoie par rapport à ces questions.

Il apparaît que pour trois de nos interlocuteurs, il y a un lien de cause à effet, fortement déterminé entre une catégorie de production (au sens large) et l'identification à un groupe social. Cette question a été abordée à de très nombreuses reprises, notamment à propos de Louis-Philippe Antunes, Antoine Leperlier, ainsi que Francis Veillerot, dans une moindre mesure. J'ai évoqué l'importance de l'aspect normatif dans les différents milieux où exposent ces trois personnes ; ce qui les placent, pour des raisons différentes, dans des situations d'inconfort).

Sachant, qu'ils ont ce problème de positionnement, on comprend mieux leur réticences à s'identifier à un groupe, si ce n'est l'impossibilité d'y parvenir ; mais essayons d'aller au-delà de ce constat, tout en partant de cet inconfort :

Louis-Philippe Antunes est aussi dans une situation inconfortable par rapport à la " culture artistique " ; notamment, lorsqu'il se trouve avec d'autres artistes. Il estime, en outre, qu'il est important d'acquérir cette culture.

C'est probablement pour des raisons inverses à celle de Louis-Philippe Antunes qu'Antoine Leperlier se trouve dans le même état d'inconfort. Il ne la connaît que trop la " culture artistique " ! En premier lieu, la culture de l'État, qu'il exècre. Mais aussi tout le reste que l'on peut reconstituer à partir d'une impressionnante liste de références (dont les entretiens ne fournissent qu'un très vague aperçu), ce qui le pousse à accentuer le système normatif tout en le contestant et en ayant l'honnêteté de reconnaître la difficulté de sa position

. Passons à un autre niveau de parallélisme :

Louis-Philippe Antunes, tout comme Antoine Leperlier, mais, sur d'autres critères, a besoin d'une reconnaissance ; il n'est pas à sa place. Il est nécessaire qu'il soit identifié comme créateur. Il évoque la part de mystère qui est propre à la pratique artistique.

Francis Veillerot, lui, a trouvé " bonnant malant " son créneau. Même s'il se retrouve dans les " arts contemporains " alors qu'il se considère plutôt " artisan du meuble ", il pense qu'il occupe de toutes façons une place intermédiaire car il n'arrivera pas à vendre dans " le meuble ", même s'il reste ouvert à toutes propositions et opportunités. Il n'y pas lieu de se formaliser à cet endroit. Pour lui, s'il y a " mystère " c'est précisément dans ce passage non défini entre tous les domaines qu'il est susceptible d'occuper. Un mystère qui correspondrait, ici, aux failles qui existerait dans le système normatif et dans lesquelles il pourrait se glisser.

Continuons cette mise en correspondance, mais cette fois-ci pour examiner la restauration :

Louis-Philippe Antunes place la restauration en situation d'opposition complète, si ce n'est d'antinomie par rapport au domaine créatif ou artistique. Il évoque essentiellement la restauration sous l'angle du geste technique tout en indiquant qu'il ne pratique pas les techniques de restauration préconisées par les institutions

Bernard Pin, quant à lui estime que la restauration, certes, ne peut pas être du domaine de la création, mais qu'elle nécessite de la créativité, notamment par la recherche. Par ailleurs, sa pratique se base désormais sur une prise en compte critique des positions institutionnelles.

Revenons, pour terminer, sur d'autres citations où il est question du statut social. Force est de constater, que sur ce terrain-là on retrouve le duo qui s'était déjà manifesté à l'occasion des " japonais " et des " autres ". On retrouve des positionnement qui sont sensiblement du même ordre ; ils affirment leur singularité, leur volonté de se situer au-delà :

Bernard Pin " Dans quelle mesure je suis atypique ? C'est simplement que je suis atypique socialement ; c'est à dire que je n'ai rien compris à ce qu'était la société… (rires) dans laquelle il faut faire du fric, etc. "

Antoine Leperlier " (…/…) tout ce qu'il (Décorchemont) a développé comme expérience personnelle, lui a servi. Il ne voyait pas ce qu'il faisait comme un métier. C'est comme cela que je vis d'ailleurs, je n'ai pas un métier. Je n'arrive pas à me penser socialement. Je ne sais pas quel est mon rôle social, ma place sociale. Je suis dans une vision, peut être très XIXe, de celui qui fait ses trucs et les vend à un public s'ils en veulent bien. "

Un regard distancié de sociologue qui permet, malgré tout, de se raccorder, en arrière plan, à leurs propres contextes respectifs :

Antoine Leperlier " Je pense qu'il n'y a pas de substrat sociologique dans les Maîtres d'art. Cela ne veut rien dire du point de vue de l'organisation de notre société. C'est une excroissance symbolique du domaine de l'artisanat. "

Bernard Pin " Il y a aussi la question de savoir comment les métiers sont vécus socialement. Quand vous avez une fuite à votre baignoire, le mec qui vient vous boucher le trou est vachement plus important que le restaurateur d'art. Les choses sont à ce niveau là. "

Des observations directes sur leurs milieux, un exemple de compétence unique de nature sociologique :

Bernard Pin " Voilà un exemple : le fait de dire que c'est le Louvre, d'un seul coup cela donne une aura au boulot. Cela ne change pas le boulot, c'est le boulot que je fais ici, simplement, comme ils ne voulaient pas transporter les montres, que j'aurais pu faire beaucoup plus facilement ici, je suis obligé de me déplacer là-bas. "

Antoine Leperlier " Dans l'art brut, il y a beaucoup de création et très peu de créativité. Dans l'art contemporain, la part de création se réduit du fait de l'intégration sociale du rôle de l'artiste : il sert à quelque chose. "

Bernard Pin et Antoine Leperlier ont construit leurs propres rationalités locales autour de leurs territoires et de façon individuelle. Ils sont tous les deux confrontés à l'incompréhension de " la société ". Ils ne peuvent pas partager d'ethnométhodes, si ce n'est de façon conflictuelle :

Bernard Pin " C'est pourquoi je suis plus attiré vers les automates ou des instrument de musique mécanique, alors que, pour certains, ils sont beaucoup plus simples : " La musique fait piout piout, un automate ça fait des mouvements saccadés, etc. " Là, moi je suis constamment confronté à la contradiction sociale, et je suis désolé, mais je ne pense pas que la société ait raison. L'horlogerie, par contre, il y a une espèce d'aura, de sciences, de magie… (…/…) Moi, je trouve beaucoup plus de fantaisie, dans cette apparente simplicité d'un cylindre. On résume comme ça : " C'est planter le clou. "

Antoine Leperlier " Si je suis un électron libre, je n'ai aucune justification à exister dans l'époque où je suis. Si ma problématique n'a aucune résonance dans l'époque contemporaine à ce moment là je suis un dinosaure perdu… C'est possible, mais je ne crois pas, parce que ce que je pose n'est pas théorisé par beaucoup de gens mais c'est ressenti."

Bernard Pin " C'est ça qui devient difficile ; je dois dire que si j'ai un regret aujourd'hui, c'est qu'après avoir travaillé trente ans, j'aurais bien aimé que la société soit justement arrivée à une certaine - cela fait partie de mon utopie - sérénité, pour que je puisse vraiment donner ce que j'ai appris. Eh bien non, c'est à ce moment là que la société va mal, les rapports sont devenus de plus en plus tendus, beaucoup plus contractuels ; il faut que tout soit noté : " Ah oui, mais Monsieur, vous ne l'avez pas marqué sur votre devis."

CONCLUSIONS

Comment envisager à partir de l'expérience vécue pendant ces quelques mois autour de cette recherche, un propos qui pourrait s'apparenter à une vision synthétique de ce qui s'est produit et qui a été produit ?

Compte tenu de la démarche, il me semble que la tentative tienne de la gageure ; je vais tenter néanmoins de proposer un récapitulatif des points les plus marquants de cette expérience.

La singularité des situations

Toutes les personnes se considèrent comme directement concernées, dans leur activité et leur pratiques professionnelles, par la problématique évoquée dans le cadre de cette recherche. Pour autant, les termes des enjeux de chacun, une fois présentés de façon générique ne sont jamais posés de façon identique. Il existe une extrême hétérogénéité de cas, de situations et de contexte qui imposent la nécessité de " s'immerger " d'abord au niveau de chaque atelier pour comprendre de façon détaillée la nature des représentations proposées, avant même d'énoncer une quelconque forme d'interprétation faisant référence à un contexte collectif. Ce n'est qu'à partir de cette immersion personnalisée, permettant d'établir des logiques de positionnement et de circulation, que, progressivement, de possibles convergences, divergences, oppositions, parallélisme, etc. qui n'étaient pas perceptibles immédiatement, se dessinent et permettent des hypothèses d'interprétation.

Positionnement individuel dans un milieu professionnel

Au-delà du constat, presque général, du refus d'être identifié à un groupe particulier, j'ai pu observer, pour un certain nombre de ces ateliers, que les principaux enjeux des ateliers s'expriment par l'affirmation d'une singularité des pratiques et des démarches, notamment vis à vis de leurs environnements professionnels, commerciaux ou culturel ;
en particulier lorsque ces milieux imposent un système d'identification normatif dans lequel les personnes ne trouvent pas, ou trouvent difficilement, leur place.

Importance de la prise en compte du temps

J'ai constaté, pour ce groupe de personnes, une convergence de situations qui m'a amené à considérer l'importance de la prise en compte du temps aussi bien pour définir les méthodes d'enquête, que dans les interprétations du matériau de recherche. D'une part, il s'agit d'évaluer les positions des personnes dans la perspective d'une trajectoire personnelle ; d'autre part, le temps lui-même doit être considérer comme l'un des principaux matériau de constitution des singularités artistiques, créatives ou artisanales dans le cadre d'un parcours à l'échelle d'une vie.

Dynamiques de connexion entre des univers initialement disjoints

Le fait de faire converger des domaines d'activité, des centres d'intérêts ou des pratiques initialement déconnectée pour reconstituer des univers personnels constitue la part de créativité, si ce n'est de création qui s'exprime par une singularité, une atypie ou une rareté des modes d'expression et des productions des ateliers.

Démarche d'expérimentation

Les cultures de métiers ainsi que les référents techniques ou artistiques par lesquelles s'élaborent les pratiques professionnelles et, au-delà, de constitution de sa propre existence, s'organisent le plus souvent à partir d'une approche dite d'expérimentation. Cette démarche, qui se déroule, le plus souvent, sur le mode de l'intuition, s'organise à partir d'une mixité de savoir-faire, où se côtoient, généralement, une solide formation initiale technique ainsi qu'une ou plusieurs autres disciplines personnelles qui se (re)constituent en tant que savoir-faire indissociable d'une seule et même pratique. Cette approche expérimentale permet de construire, a posteriori, une forme de compétence unique particulièrement aiguë tant sur ses propres pratiques que sur son environnement social ou professionnel.

Convergence des approches

D'une façon générale, j'ai pu constater un niveau d'indexicalité assez faible entre les cinq atelier, y compris sur des mots tels que " création, créativité, art " etc. qui sont en eux-mêmes tellement chargés de sens commun qu'ils étaient assez peu susceptibles d'apporter des éléments instructifs sur ce terrain. Par contre, j'ai constaté plusieurs points importants de convergence dans la démarche ; notamment en ce qui concerne le temps, la connexion et l'expérimentation (voir ci-dessus). Chacun étant dans son univers, avec ses propres représentations, ses propres pratiques et techniques, ses propres outils d'interprétations et, surtout, ses propres enjeux, partagerait avec les autres, sans le vouloir, certaines ethnométhodes personnelles qui lui permettent essentiellement de communiquer avec lui-même, mais qui a fonctionné aussi, autour de ce travail de recherche, pour établir des connexions avec les autres.

Puisque c'est la démarche adoptées depuis le début, il me semble essentiel, à présent, de porter à nouveau un regard sur le déroulement du travail, notamment la phase finale. Cela qui pourrait constituer, en somme, l'introduction de ma conclusion.

Hormis la partie introductive du mémoire, j'ai volontairement évité la présence d'un chapitre ou d'une quelconque entrée de rubrique dont le titre serait, par exemple " Artisanat/création ". Il en est de même, d'ailleurs, pour toutes autres thématiques de ce genre qui aborderaient de façon frontale le thème de ce mémoire.

Pour autant, en consultant les retranscriptions, on pourrait objecter que mes interlocuteurs ont souvent abordé en tant que tel, ce thème-là ainsi que d'autres sujets voisins, tel " création/créativité ". Par conséquent, il aurait pu être logique de les retrouver, par exemple, parmi les intitulés de rubrique des repères thématiques (voir chapitre précédent).

La raison pour laquelle cette option n'a pas été retenue n'est pas seulement à trouver dans la faiblesse de l'indexicalité des ces mots (voir plus haut) ; cela tient tout simplement à un problème de méthode : est-il possible de comprendre une thématique de cette nature en essayant de l'expliquer par elle-même ? Ma démarche a plutôt consisté à essayer d'introduire une distance avec la problématique, en tant que telle, sauf, éventuellement, pour amorcer l'entretien. Le plus important étant, ensuite, que s'ouvrent d'autres perspectives d'approche. Le fait de travailler avec chacun des ateliers à la retranscription des entretiens a contribué à renforcer cette distance vis à vis du thème central. Par ce travail de correction et d'annotation sur les discours, nous avons pu progressivement nous décrocher, en quelques sortes, de la thématique générique pour nous consacrer au terrain. Il est d'ailleurs probable que cette même approche appliquée à un autre thème de recherche, aurait fourni sensiblement le même matériau.

C'est ainsi que, de ce matériau, il a été possible de faire réapparaître progressivement les termes de la problématique à partir des parcours personnels, des cultures de métiers, des enjeux professionnels, des méthodes de travail, des questions commerciales, du milieu professionnel, etc. Tous ces éclairages étaient non seulement nécessaires, mais
je me demande même comment il aurait été possible d'aborder cette recherche si je ne les avais pas eu. Je n'ai jamais eu beaucoup à insister pour que mes interlocuteurs me fournissent ces informations ; je dois, d'ailleurs rappeler à quel point le fait que je puisse rencontrer ces personnes par l'intermédiaire du laboratoire EMC a constitué un élément important de ma recherche.

*Je serai tenté d'apporter une ultime recommandation à propos de la seconde partie de ce mémoire, c'est-à-dire l'étude . Les différentes interprétations qui sont proposées ne doivent être prises en compte comme hypothèse valide que pour la période extrêmement courte (de janvier à août 2003) pendant laquelle j'ai travaillé avec les personnes à la rédaction de ce document. Ce qui ne signifie pas, pour autant, qu'elles le seraient plus dans six mois ou dans trois ans. Je ne reviendrais pas sur la nécessité de la prise en compte des différentes échelles du temps permettant d'évaluer ce terrain de recherche, mais, entre autre, il me semble essentiel de souligner le caractère aléatoire des situations économiques que connaissent les entreprises ou les ateliers de ce secteur, notamment en période de guerres ou de récession.

Sans aller jusqu'à défendre le point de vue selon lequel tout ce qui est énoncé aujourd'hui comme hypothèse dans ce mémoire serait totalement ou partiellement infirmé demain, là encore il me semble important de rappeler que mon but consiste plus à tenter de comprendre les enjeux au plus près des personnes à un moment donné qu'à établir une proposition invariante ou en prospective de cette observation. En procédant par immersion et balayage successif, j'ai donc proposé plusieurs pistes d'interprétation. En effet, pour qualifier ce travail, qui m'a complètement mobilisé pendant de longs mois, je considère désormais, qu'il s'agit certainement plus d'une interprétation possible du terrain que d'une étude, au sens où ce terme pourrait laisser à croire que ce qui est proposé serait une vérité intangible.

J'ai réalisé, en effet, en retournant voir mes interlocuteurs lors des étapes de validation des entretiens, ou en recevant leurs corrections et annotations, que cette " re visitation " permettait d'apporter des éclairages, que je n'avais pas perçu initialement, ou, au contraire, me forçait à relativiser des propos qui m'avaient paru prendre une place ou une importance qu'ils n'avaient pas, en réalité, pour leurs auteurs ; m'obligeant ainsi à reprendre jusqu'au dernier moment, pour les corriger des pistes d'interprétation. Le retour rétrospectif qui est opéré après la retranscription des entretiens permet d'ailleurs de restituer, en partie, le travail de ré-interprétation de ma recherche. De cette expérience, il m'est resté cette impression d'une extrême fragilité de la démarche si l'on en venait à ne la considérer que comme une sorte de " système à décoder " le discours des autres.

J'ai éprouvé des moments de partage d'une extrême intensité, découvrant des logiques, des connexions insolites, des
" territoires " et des histoires que je ne soupçonnais pas avant de commencer cette recherche. Il m'est arrivé d'être directement en phase avec cette histoire et d'éprouver beaucoup de plaisir ; d'apprendre, tout simplement. Arrivé à ce moment de conclusion, j'ai la conviction que je ne m'étais pas trompé en sélectionnant ces personnes et qu'il suffit de lires les textes pour se rendre compte qu'elles ont toutes des choses passionnantes à raconter. Pour autant, il me semble qu'il est d'une extrême importance de rappeler que ce ne sont pas ces propos en eux-mêmes qu'il s'agit de juger ni même d'ailleurs de considérer. Le but de ma démarche a plutôt consisté à évaluer la façon dont les discours, dans le cadre de ces entretiens, s'articulent et permettent de comprendre les logiques, les stratégies, les univers, les enjeux, les interactions sociales… En tout cas telle était et, demeure, mon intention, il me reste à espérer que le but soit atteint.

Par son approche, le travail qui a été décrit au travers de ces pages conduit nécessairement à une logique d'ouverture qui pourraient déboucher vers de nouvelles pistes d'observation et de réflexion, d'autres méthodes, d'autres approches. C'est la raison pour laquelle je ne peux me résoudre complètement, malgré l'usage, à aborder ces dernières pages sur le mode de la conclusion, sans évoquer de nouvelles hypothèses qui permettraient de poursuivre à la fois sur la durée
et en profondeur cette recherche.

En premier lieu, il faut le rappeler, ce mémoire aura été remis à tous les protagonistes du terrain. La relance du processus d'ad hocing qui avait été engagé autour des retranscriptions, sera vraisemblablement renouvelée, en tous cas, elle est possible et je l'amorcerai. Chacun aura désormais une vue globale du terrain, à partir de laquelle un nouveau cycle de réflexion pourrait être renouvelé. La confrontation, plusieurs mois après les premières rencontres et selon des modalités pratiques qu'il me faudrait proposer, pourrait donc s'organiser autour, d'une part, des entretiens des autres membres et, d'autres part, à partir des hypothèses de recherche proposées dans la seconde partie du mémoire. L'un des but pourrait consister à provoquer des rencontres pour envisager et définir la tournure que pourraient prendre la suite des événements… A partir de là , toutes les hypothèse sont envisageables : l'intégration de nouvelles personnes d'horizons radicalement différents dans le champ de la recherche, l'extension ou la redéfinition du thème de recherche, l'expérimentation d'autres méthodes techniques d'enquêtes et de recherche, la création, selon des moyens qui restent à définir, d'une meilleure représentation cartographique du terrain, l'observation en profondeur d'un seul atelier…

Tout est possible, y compris que la recherche formelle s'arrête à ce point, ce qui aura déjà été pour moi, quoi qu'il arrive, une expérience personnelle d'une très grande qualité, qui n'est pas près de s'interrompre.

 

Approche ethnométhodologique de pratiques artistiques et de création

dans l'activité d'artisans

François Le Douarin

Mémoire de DESS

Ethnométhodologie et informatique

Année scolaire 2002 - 2003

Directeur de mémoire : Éric Gallais Lecteur : Norbert Borgel

Unité fonctionnelle : anthropologie - ethnologie

et sciences des religions

Université Paris VII